Un thème dominant et populaire aujourd’hui parmi les hommes politiques est celui de l’identité : il n’y a pas que les partis populistes à défendre cette notion. L’Union Européenne vient de créer une commission chargée de défendre « le mode de vie européen », qui définit donc un « nous » européen. Mais qui sont les « autres » ? Car le paradoxe est que les valeurs associées à ce mode de vie européen dans la mission qui est confiée à cette commission sont des valeurs supposées être universelles : démocratie, état de droit, liberté. On peut donc supposer que bien des réfugiés syriens ou afghans partagent ces valeurs. Or la décision d’intituler ainsi la commission est clairement politique : il s’agit bien de définir une frontière « identitaire » pour limiter l’immigration, car sinon pourquoi ne pas parler de valeurs universelles, pourquoi introduire ce concept un peu bizarre de « mode de vie » ? Car un « mode de vie » ne repose pas sur des valeurs abstraites, mais sur une manière d’être au quotidien : il s’agit bien de défendre une « culture européenne », c’est-à-dire une identité européenne.
L’identité suppose qu’il y a quelque chose de commun entre un ensemble de gens (une société, un pays, une région), il y a donc un « nous ». Mais ce « nous » se construit à côté, voire contre des « eux ». C’est un nous qui crée des frontières, qui oppose ce groupe à un autre groupe. Il sert donc par exemple à justifier le refus de recevoir des migrants, parce qu’ils ne sont pas comme nous.
Mais qu’est ce qui constitue une identité ?
Des valeurs ? mais les valeurs renvoient toujours à quelque chose de plus que ce que nous sommes, elle renvoient à un idéal ; or un idéal n’est jamais atteint, ce n’est jamais une chose inerte, mais une projection au-delà de ce que nous sommes. Une identité ne saurait être fondée sur des valeurs et elle ne saurait fonder des valeurs.
Une foi : mais la foi aussi est la reconnaissance de l‘incomplétude, le refus de la finitude et de la simple jouissance d’être ce que nous sommes. La foi projette au-delà de soi-même ; il peut y avoir bien sûr une communauté de foi, mais pas une identité fondée sur la foi, à moins d’avoir un rapport narcissique avec sa propre foi individuelle, conçue simplement comme un bien à protéger des autres.
Quand des hommes ou des femmes politiques parlent de « l’identité chrétienne de l’Europe », ils ou elles ne se réfèrent jamais à la foi chrétienne, ni même aux valeurs chrétiennes, mais simplement à un passé commun qui n’est plus porteur d’une vision du futur.
L’identité c’est faire de l’humain une chose, car elle ne connait que la répétition et l’imitation, elle est tournée sur soi-même, c’est un repli..
Une identité c’est toujours une collection de marqueurs hétéroclites : par exemple en France un mouvement populiste a organisé des apéritifs publics « saucisson – vin rouge » qui excluent donc par définition les Juifs et les Musulmans. Et même si le saucisson et le vin sont bons, cela ne constitue en rien une culture ; c’est un « mode de vie » réduit à sa plus simple expression.
L’identité c’est la répétition de ce que nous croyons avoir toujours été, mais sans la dynamique culturelle qui a pu inspirer nos ancêtres.
Et un autre paradoxe de cette référence à l’identité européenne, c’est qu’elle prétend aussi défendre les droits de l’individu face au communautarisme supposée des autres cultures. Mais pour pouvoir parler d’un « nous » européen, nous effaçons nos différences pour mieux être « nous-mêmes » en face d’un autre. Nous effaçons notre propre histoire, la diversité de nos sociétés et bien sûr l’importance des conflits et des guerres qui ont fait ce que l’Europe est aujourd’hui.
Du coup l’identité ne reconnait plus les individus, elle gomme les individus au profit d’un ensemble de caractéristiques assez superficielles (comme le fameux « mode de vie ») qui « l’identifie » à son groupe sans reconnaître son individualité.
Et c’est ici le paradoxe du « nous » : on ne peut dire « nous », le « nous » de l’universalité, que si on reconnaît l‘autre comme un individu au-delà de son groupe. L’obsession de l’identité pousse à défendre des « nous » juxtaposés, définis par des critères simplistes et superficiels, dont l’objectif n’est que l’exclusion de l’autre. Pour retrouver le « nous » de l’universalité, il faut d’abord accepter que l’on a en face de soi non pas des groupes fermés sur eux-mêmes, mais des individus, des personnes en quête d’un futur.