Deel Op

Jérôme Tubiana

Médecins sans Frontières, France
 biografie
Depuis des années je travaille en particulier sur deux crises majeures : d’une part, le ou les conflits qui durent au Soudan depuis presque aussi longtemps que le conflit israélo-palestinien, et semblent condamner à s’aggraver ; d’autre part, la crise qu’on a appelé la crise migratoire et qui trouve, en terme de violence, son paroxysme dans la prison à ciel ouvert qu’est la Libye, avant d’engendrer des métastases en Méditerranée centrale puis en Europe même. Les deux crises ont des racines communes : en particulier, la discrimination et le racisme que subissent les communautés noires, en Libye comme au Soudan. Les deux crises ont aussi occasionné des violences de masses que les institutions internationales, dont les Nations Unies, ont qualifié de crimes contre l’humanité. Et les Nations Unies et d’autres observateurs ont aussi évoqué, s’agissant de ces crimes, des complicités internationales, y compris européennes. 
 
L’accusation porte sur les nombreux accords passés par l’Union européenne et certains de ces États-membres avec la Libye, le Soudan et d’autres, spécifiquement pour bloquer les migrants. Pris de panique à chaque frémissement des flux migratoires vers l’Europe, et par la crainte que ces flux pourraient entraîner des victoires électorales de l’extrême droite, l’Europe réagi à chaque fois par des mesures décidées à la hâte, souvent celles mêmes préconisées par l’extrême droite. Il s’agit toujours de bloquer le plus en amont possible, le plus au sud possible, les personnes en mouvement, et peu importe que celles-ci soient souvent des demandeurs d’asile parfaitement légitimes, et que les empêcher de demander protection constitue en soi une entorse au droit international.
 
Le droit, justement, ne cesse d’être érodé par ces politiques qu’on appelle d’externalisation. Pour ne pas ouvertement proposer de limiter les droits humains considérés comme universels aux plus riches et aux Blancs, l’Europe choisit plutôt (sur le modèle des Etats-Unis à Guantánamo il y a 20 ans) d’opérer dans des zones de non-droit. Des pays qui ne peuvent ou ne veulent appliquer le droit universel, mais dont les gouvernements ou les forces armées (régulières ou miliciennes) sont en quête de financements et de reconnaissance politique européenne. C’est ce que l’Europe leur accorde, via des financements souvent complexes et opaques qui permettent de diluer les responsabilités européennes. Il n’y a qu’une condition : ce n’est pas le respect du droit, mais la diminution des flux migratoires. Pour arriver à des résultats chiffrés, tout est permis : le message que l’Europe transmet tacitement à ses sous-traitants est que la violence contre les migrants, déjà répandue dans tous les pays partenaires de l’UE au sud de la Méditerranée, est tolérée tant que les flux diminuent. Et peu importe qu’à long terme, cette politique soit contre-productive : non seulement, elle n’empêche pas la montée de l’extrême-droite, mais elle renforce des gouvernements autoritaires et des forces armées violentes, et aggrave ou crée des crises politiques et sécuritaires qui deviennent de nouvelles causes de départ vers l’Europe. 
 
C’est exactement ce qui s’est passé au Soudan. A partir de 2015, ce pays soumis à une junte islamiste, dont le despote est l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour génocide en raison de la guerre qu’il mène contre sa propre population, est pourtant choisi par l’UE comme le siège de son processus régional dit de Khartoum, pour lutter contre la migration dans la Corne de l’Afrique. Des forces soudanaises, régulières ou non, ont bénéficié de financements européens, et d’autres en ont profité pour se présenter comme des auxiliaires de l’Europe. Aujourd’hui, ces forces que l’UE a légitimé se battent entre elles, ensanglantent leur pays, et provoquent la fuite de millions de Soudanais – liant, plus que jamais, guerre et migration au sud de la Méditerranée.
 
Dès ses débuts en avril 2023, la nouvelle guerre civile soudanaise est devenue la principale crise de déplacement au monde : 10 millions de Soudanais ont été déplacés, dont plus de 1,5 million de réfugiés qui ont quitté le pays. Dans les pays voisins, l’ONU utilise, non sans cynisme, les craintes migratoires de l'UE pour obtenir plus de fonds (ainsi le patron du HCR, Filippo Grandi, menaçant l’UE de nouveaux flux si elle ne finance pas davantage l’aide distribuée au plus proche des frontières du Soudan). On peine hélas encore à concevoir qu’un camp de réfugiés sur une frontière n’est pas une destination finale.
 
Dans les projets de MSF au Soudan même ou dans les camps de réfugiés au Tchad, on se rend compte qu’on est présent à la fois dans des lieux de départ et de transit auprès de populations qu’on retrouve ensuite dans nos projets sur les routes. En Libye, en Tunisie et à Calais, les Soudanais sont devenus la majorité de nos patients. Cela fait de nos projets un poste d’observation privilégié de la manière dont une crise de déplacement alimente ce que l’UE voit comme une crise migratoire, et des paradoxes des réactions européennes.
 
Certains pays occidentaux ont rapidement pris conscience de la crise, notamment en accordant aux demandeurs d'asile soudanais un statut de protection immédiate. Le gouvernement américain a prolongé jusqu'en 2025 son statut de protection temporaire pour les Ukrainiens et les Soudanais. En France et au Royaume-Uni (où le taux de succès des demandeurs d’asile soudanais a atteint 98%), une protection immédiate a été accordée à une grande partie des demandeurs d'asile soudanais, sur le modèle de ce que l'UE a fait pour les Ukrainiens – dont plus de 4 millions ont bénéficié d'une protection immédiate dans l'UE. Les Soudanais du Darfour, en particulier, redeviennent des réfugiés de guerre parfaitement légitimes que l'Europe devrait accueillir, de la même manière que les Ukrainiens ont été accueillis. Mais une contradiction apparaît déjà entre autorités nationales de l'asile, prêtes à accorder protection aux Soudanais, et les politiques de l'UE et des États membres le long des routes migratoires. L'Europe semble peu encline à étendre l'exception ukrainienne à d'autres pays en guerre, ce qui a alimenté les critiques contre le « deux poids, deux mesures » de l'UE entre les bons réfugiés blancs et chrétiens d'Ukraine, et ceux venus d’Afrique. 
 
Les Soudanais doivent encore payer des passeurs pour traverser le Sahara et la Méditerranée afin d'obtenir protection. Pour tous les réfugiés au sud du Sahara, on ne peut que constater la faiblesse des processus de réinstallation. Avec Sant’Egidio, nous militons pour l’ouverture de couloirs humanitaires et d’autres voies légales et sûres, en particulier pour ceux qui sont bloqués en Libye. Cela fait plusieurs années que nous proposons ce projet au gouvernement français. Mais si plusieurs milliers de réfugiés syriens ont pu en bénéficier, la porte reste close pour les réfugiés du sud de la Méditerranée. Là encore, on ne peut que s’indigner du « deux poids, deux mesures ». 
 
Lors d’une conférence humanitaire sur le Soudan à Paris en avril, le président Macron affirmait qu’il n’y avait précisément « pas deux poids, deux mesures » entre le Soudan et d’autres « conflits qui occupent parfois davantage la presse et le temps diplomatique ». Les Soudanais qui l’ont écouté n’y ont vu qu’un déni de réalité. Si ce n’est pas une question de priorité ou de compétition, en principe, nos dirigeants devraient pouvoir se concentrer sur plusieurs crises simultanément. C’est une question politique et une question éthique : depuis un an et demi qu’elle dure, la crise soudanaise n’a pas entraîné le moindre examen de conscience de l’Europe quant à ses erreurs passées, ni de changement quant à ses politiques migratoires qui semblent devoir continuer quel qu’en soit le coût moral. Faute de remise en question, la réponse humanitaire ne peut qu’être inadaptée : même si les financements étaient suffisants, ils ne seront pas à même de répondre aux besoins de protection de millions de personnes désormais sur les routes entre le Soudan et l’Europe, dans un espace où l’on sait qu’il n’y a aucun pays sûr pour les réfugiés sub-sahariens.