23 September 2024 16:00 | Collège de France – Amphithéâtre Guillaume Budé
Discours de Jean-Marie Collin
Chère communauté St Egidio,
Cher Andrea,
Un grand merci pour cette invitation à m’exprimer dans ce forum, dont le titre est à l’image de la campagne ICAN, soit ne jamais oublié le passé et construire et regarder l’avenir.
« Le 6 août 1945, fut le jour zéro. Le jour où il a été démontré que l’histoire universelle ne continuera peut-être pas, que nous sommes, en tout cas, capables de couper son fil, ce jour a inauguré un nouvel âge de l’histoire du monde » a écrit le philosophe Günther Anders.
Pour le paraphraser, je peux dire que nous vivons désormais en l’an 79 du désastre.
Cette nouvelle ère, qui est née en 1945 pour combattre l’un des pires régimes totalitaires, a donc donné la possibilité que désormais « ce n’est plus l’homme qui est mortel, mais l’humanité tout entière, et de son propre fait. »
Nous avons souvent tendance, en raison du flux constant de l’information, à perdre la réalité des chiffres. J’espère que celui-ci retiendra votre attention : il est estimé que plus de 38 000 enfants ont été tués lors des bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki. Des enfants !
Beaucoup ont été instantanément réduits en cendres. D'autres sont morts dans d'atroces souffrances quelques minutes, heures, jours ou semaines après les attaques, à la suite de brûlures, de blessures causées par l'explosion ou d'un syndrome d'irradiation aiguë. Et de nombreux autres sont morts des années, voire des décennies plus tard, de cancers et d'autres maladies liés aux radiations. Ceci est la réalité d’une arme de destruction massive.
Les armes nucléaires sont conçues pour détruire des villes, tuer et mutiler des populations entières ce qui signifie que tous les présidents et chefs de gouvernement qui mette en œuvre une politique de défense basée sur la dissuasion nucléaire et qui donc ont la charge de donner cet ordre en sont conscient. Ils acceptent la possibilité de violer le droit international humanitaire.
L’arsenal de la France est capable selon les mots très récents de l’amiral Vandier « de réduire en poussière l’équivalent de la superficie française en Russie ». Ce qui ne signifierait, je rajoute, rien d'autre qu’une population française réduite aussi en poussière.
Certains diront, que ce n’est que de la dissuasion. Cette stratégie étrange et complexe qui implique pour le chef d’État une attitude rationnelle, pour montrer à son adversaire sa volonté « d’appuyer sur le bouton », tout en étant prêt à réaliser un geste irrationnel, car il entraînerait un effondrement de toute vie sur terre. Cette stratégie repose donc sur un pari, sur l’espoir, que l’autre va reculer, et en ultime recours nous avons - en tout cas eu jusqu’à présent - le facteur chance comme à Cuba, qui peut miraculeusement intervenir pour éviter une guerre nucléaire.
La dissuasion a perdu sa crédibilité. D’ailleurs, l’un des spécialistes français, pour le nommer B. Tertrais après avoir indiqué que « la dissuasion nucléaire est une forme de bien commun mondial », vient de reconnaître ouvertement que « l’hypothèse de l’échec de la dissuasion nucléaire doit nécessairement être prise en compte » :
• Oui, la dissuasion est battue en brèche si l’on observe les très nombreuses attaques de l’Ukraine sur des sites stratégiques russes, sur la présence de milliers de soldats de Kiev en territoire adverse ou encore des 300 drones et missiles iraniens qui ont frappé Israël. Et, l’histoire nous a déjà montré nombre d’exemples d’attaques directes mettant en échec la dissuasion (1982, l’Argentine envahit les îles britanniques Falkland ; 1991, Israël est visé par des missiles irakiens). De même, la peur d’un adversaire nucléaire n’a jamais empêché la Chine de rallier la Corée du Nord (en 1950) en guerre contre les États-Unis, ni l’Inde et le Pakistan (en 1999) de s’affronter dans la crise du Kargil, qui a emmené le monde au bord du gouffre nucléaire. Enfin, il faut souligner les incohérences, telle l’annonce par la France de vouloir se jeter dans la course à un bouclier antimissile, confirmant ainsi que la dissuasion doit être doublée d’une nouvelle « assurance-vie ». La dissuasion est une nouvelle ligne Maginot.
Car cela n’est pas assez su, mais il n’y aura pas de gagnant dans une guerre nucléaire, même limitée. Les populations et leurs États subiront des conséquences humanitaires catastrophiques, des perturbations fortes du climat, des vagues de réfugiés et une crise économique sans précédent quel que soit l’endroit où vous trouverez sur la planète.
Or, nous vivons une époque encore bien plus dangereuse que celle de la Guerre froide. Les dirigeants politiques ne cessent de banaliser l’arme nucléaire, les menaces fusent sans tabou. Et ce n’est pas que de la rhétorique, les arsenaux se modernisent et augmentent. La Russie a transféré des armes nucléaires en Biélorussie. La France a ouvert un peu plus la porte à une européanisation de sa dissuasion nucléaire, son budget dissuasion va frôler les 13 000 €/minutes des 2025, soit près de 50 % de plus qu’en 2018. Les États-Unis installent eux en Allemagne de nouvelles bombes nucléaires tactiques, et bientôt des missiles conventionnels et enfin la Chine augmente, comme le Royaume-Uni son arsenal.
Globalement, ne nous le cachons pas la situation est très grave et j’aurais pu détailler les risques de prolifération avec l’Iran, l’absence de perspective sur un traité bilatéral entre Moscou et Washington ou encore la perte de crédibilité du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), car les États (je rappelle les Etats-Unis, la Russie, le Royaume Unis, la France, la Chine) officiellement dotés d’armes nucléaires n’ont pas agi de bonne foi.
Mais ne sommes-nous pas là pour imaginer un monde sans armes nucléaires ?
Après tout, et j’ai là aussi plaisir à reprendre quelques mots du discours d’hier d'Amin Malouf, celui-ci rappelant qu’en 1986 les deux superpuissances – l’Union Soviétique et les États-Unis - sont parvenus à engager une réduction drastique de leur stock d’armes nucléaires, et ce, alors même que la situation était chaude et compliquée. Ceci est une preuve que si des Hommes d’États décident, malgré leur animosité – et je souligne que Reagan était l’homme qui a dit qu’il « préférerait voir ses petites filles mourir que de devenir communiste » - alors, l’action politique peut suivre.
Alors, je ne vais pas vous dire que j’ai la solution, cependant, je peux vous dire que des étapes ont déjà été prises et nous ont permis d’avancer dans ce chemin pour un monde sans armes nucléaires.
La première étape a consisté à regarder en face, soit la réalité des armes nucléaires et de leurs conséquences humanitaires catastrophiques. Cette démarche a été faite par une écrasante majorité des États membres de l’ONU, dont des États victimes des essais ou qui ont possédé des armes nucléaires comme l’Afrique du Sud ; mais refusé par les États nucléaires, dont la France.
La seconde étape fut de réaliser que face à toute explosion d’arme nucléaire, aucun État ou organisation à travers le monde ne disposera de capacité pour aller aider les populations survivantes. Et que la seule solution pour engager un vaste mouvement pour éviter ce drame est de rendre enfin totalement illégales les armes nucléaires.
• Car oui, le droit est développé pour favoriser le changement et non pas pour confirmer qu’un problème a été résolu. Il est inutile d’attendre un « point de minimalisation » (c’est-à̀-dire lorsqu’il y aura très peu d’armes nucléaires), pour négocier leur interdiction. L’interdiction permet aujourd’hui de catégoriser l’arme et de stigmatiser tous les acteurs États, industriels et institutions financières qui participent aux dangers nucléaires.
Ainsi, le Traité sur l’interdiction des Armes Nucléaires (TIAN) a donc être négocié et adopté par 122 États en 2017, avant de rentrer en vigueur le 22 janvier 2021. Oui, mesdames et messieurs, comme les armes chimiques et biologiques, les armes nucléaires sont interdites par le droit international. Et c’est une très bonne nouvelle.
La troisième étape et bien nous y sommes, c’est maintenant. Nous attendons une participation d’un État nucléaire à ce traité. Le tout premier pas serait une participation comme État observateur, signifiant non pas une acceptation du traité, mais une reconnaissance de son existence et une volonté d’agir. Un pas que jusqu’à présent la France se refuse de faire.
• Ce pas serait pourtant synonyme de dialogue, de comprendre l’autre, soit exactement ce que le président Macron a indiqué hier lors de la cérémonie. J’espère que ces pensées parviendront jusqu’au ministère des Affaires étrangères permettant enfin que la France, État qui se dit « responsable » et qui est membre du Conseil de sécurité des Nations unies, soit présente du 3 au 7 mars 2025 comme État Observateur à la troisième conférence des États parties au Traité sur l’interdiction des Armes Nucléaires.
Pour conclure, je terminerai par cette phrase du fameux film d’Hiroshima mon amour, du cinéaste Alain Resnais ou l’acteur Eiji Okada ne cesse de répéter « Tu n’as rien vu d’Hiroshima ».
• Non, je n’ai rien vu d’Hiroshima, et je rajouterai, ni des îles Marshall, ni de Semipalatinsk ou des atolls de Moruroa et de Fangataufa ou encore de Reggan dans le Sud du Sahara et de tous les autres sites à travers la planète qui ont directement été impactés par plus de 2000 armes nucléaires qui ont explosé depuis 1945.
Mais je connais bien Stetuko Thurlow, Karipbek Kuyukov, Tina Cordova, ou encore Hinamouera Cross de Polynésie et de nombreux autres qui tous souffrent dans leur chair et dans leur esprit et ne demandent qu’une chose : « agissez, et le monde entier vous soutiendra ».
Je vous remercie.