Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Dans un livre à paraître sur la vie et l’œuvre de Sa Sainteté le Patriarche œcuménique Bartholomée – car cette année nous célébrons les vingt-cinq ans depuis son élection comme archevêque de Constantinople et patriarche œcuménique – le pape Benoît XVI se souvient de sa première rencontre, alors qu’il n’était encore que le cardinal Joseph Ratzinger. C’était un jour comme celui d’aujourd’hui, en 2002, en route pour la troisième rencontre d’Assise, quelques mois après les attentats du 11 septembre 2001. Revenant sur cette première rencontre à bord du train qui emmenait les personnalités religieuses qui se retrouvaient une nouvelle fois pour prier pour la paix dans le monde, le cardinal Ratzinger insiste sur le fait que la recherche de la paix est avant tout un cheminement, un voyage, un séjour qui ne peuvent advenir sans la présence de l’autre dans la plénitude de son altérité.
Cet épisode, pourrait paraître anodin, mais il en dit long cependant sur la nature et la mission de ce qui deviendra un phénomène forgeant l’engagement religieux en faveur de la paix, je veux bien sûr parler de « l’Esprit d’Assise ».
Sa dimension proprement environnementale s’est imposée à mesure que la crise écologique s’étendait. Elle ne se limitait pas uniquement à une question pour les théologiens du rapport de l’humanité à la création, mais elle devenait progressivement un enjeu de justice sociale, avant de se transformer aujourd’hui en urgence humanitaire. Le passage des essais de cosmologie à l’activisme écologique s’est opéré quasi « naturellement » à mesure qu’une lecture holistique du monde mettait en avant l’interdépendance entre les actions de l’humanité et les effets sur la faune et la flore et venait définir le rapport toujours plus incertain entre la création et son créateur.
Voilà pourquoi le Patriarcat œcuménique de Constantinople n’a eu de cesse, depuis au moins la fin des années 1980, de soutenir la cause de l’environnement dans un rapport spirituel à la nature et une relation apaisée avec la science. Car les données scientifiques sur la biodiversité, le réchauffement climatique, l’accroissement de la misère et des injustices environnementales, la sécurité alimentaire, etc., viennent compléter la vision théologique, trop souvent statique, d’un monde en constant changement. Mais sortant de ce simple constat, il est de notre mission d’offrir, à partir de cette base, une herméneutique de la création qui affirme l’interdépendance de l’humanité et de la nature. L’intuition essentielle de l’Église orthodoxe forgée dans le creuset de sa tradition multiséculaire a été d’identifier les actions qui défigurent l’environnement naturel au péché. En d’autres termes, pour citer Sa Sainteté le Patriarche œcuménique Bartholomée : « Nous pourrions considérer que le ‘péché d’Adam’ a consisté à refuser l’environnement naturel en tant que don de communion entre Dieu et ses créatures, et à n’y voir qu’un objet d’exploitation pour la satisfaction de désirs non maîtrisés. »
Aussi, pour l’Orthodoxie en particulier et pour les religions en général, il ne peut y avoir de réponse durable sans tout d’abord une articulation du religieux aux données scientifiques qui tendent à prouver la destruction progressive de la nature au travers de la pollution, de la surconsommation, produisant entre autres le changement climatique.
Les religions et la foi sont autant de forces transformatrices, d’agents de changement, d’énergies au service de la métamorphose du monde, qui seules sont en mesure de faire évoluer nos manières de consommer et notre vision du monde. Dans la tradition de l’Église orthodoxe, cette force transformatrice s’appelle métanoia, ou conversion, un retournement tout entier de l’être. Ce dernier encourage, dans la tradition patristique des Pères du désert – ces spirituels qui ont forgé à travers des siècles d’expérience ascétique – un regard transparent sur l’humanité. C’est précisément cette vision qu’envisageait saint Isaac le Syrien, un mystique du 7e siècle, lorsqu’il considérait comme but de la vie spirituelle l’acquisition « d’un cœur miséricordieux qui brûle d’amour pour la création tout entière… pour toutes les créatures du Dieu ».
Cette réalité spirituelle est certainement recouverte par d’autres lieux théologiques dans vos religions respectives. Et il nous revient de les mettre en dialogue afin qu’en mutualisant nos efforts nous puissions peser sur le débat public, comme nous avons tenté de le faire en France dans la perspective de la COP 21 qui a donné lieu à la signature de l’accord de Paris sur le climat en décembre 2015, au travers d’un colloque interreligieux organisé au Sénat par la Conférence des responsables de culte en France, mais aussi par des initiatives plus engageantes pour les croyants : comme la prière et le jeûne pour le climat.
Cette métamorphose nous invite à repenser d’autant plus notre rapport à l’environnement. Nous pouvons dire que l’écologie est formellement liée (à la fois par son étymologie et par son sens) à l’économie. Or, notre économie globale dépasse tout simplement la capacité de notre planète à la supporter. Non seulement notre capacité à vivre de manière substantielle, mais aussi notre survie, sont elles-mêmes menacées. Les actions doivent être à la fois individuelles et collectives. Je mentionnerai quelques solutions présentées dans un document œcuménique de référence intitulé Habiter autrement la création. Le texte propose en effet : « Au-delà des écogestes, toutes ces initiatives menées en tant que citoyens et ‘consom’acteurs’ auront davantage de portée encore si elles sont reprises par nos institutions, administrations et entreprises. Il s’agit aussi de modifier notre organisation collective, nos infrastructures, afin de nous rendre moins captifs d’un mode de vie insoutenable. »
Mesdames et Messieurs,
La transformation structurelle de nos modes de vie est donc essentielle, mais elle ne sera possible que dans la mesure où l’ensemble des acteurs s’y engage avec honnêteté. Nous voulons dire par là que la responsabilité ne pèse pas uniquement sur les citoyens ou les dirigeants politiques, il faut que se mobilisent à la fois les ONG, l’ensemble de la société civile, les entreprises, les communautés de tout nature et les religions… Il s’agit ensuite de bien reconnaître la place appropriée de chacun et de chacune à l’intérieur d’une dynamique transformante à toutes les échelles : locale, régionale et internationale. L’urgence évidente nous oblige à inventer de nouvelles solutions, à imaginer des réponses alternatives et de nouvelles formes d’engagement en faisant en sorte que les forces de notre monde collaborent enfin, sans cynisme, à la protection de la planète.
La création tout entière est animée par un souffle vital, celui que nous chrétiens assimilons, à l’Esprit Saint et qui vient apporter une densité aux êtres, un sens à leur existence. Aussi, la nature a-t-elle besoin d’être transfigurée par notre désir de vivre, par notre soif d’accueillir une parole de grâce. Nous devons être les porteurs d’une pulsion de vie qui dépasse même la force rationnelle que nous tentons de mettre dans la protection de l’environnement en nous opposant au changement climatique. Les mots ne peuvent suffire. La transfiguration du cœur appelle des actes concrets qui nous invitent enfin à l’acceptation de vivre dans la création et non pas seulement d’en discuter. Abordons donc la création, la nature, l’environnement à la lueur de la vie, à la lueur du divin dont il est déclaré comme étant « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6). Plongeons-y notre regard et lisons, à la suite de l’invitation du père du monachisme. Saint Antoine le Grand écrit en effet : « Mon livre est la création naturelle dans lequel je lis les œuvres de Dieu ».
Tel est le sens de l’effort qui est attendu de nous aujourd’hui : sortir de l’égoïsme dans lequel l’inertie de nos habitudes nous a fait tomber, et découvrir la sobre liberté que nous apporte la conversion du cœur, la pratique du jeûne et de la prière. Dans le christianisme, la création est inséparable de l’identité et du destin de l’humanité. Interrogeant les mêmes conditions de la vocation humaine, prier pour la création met en perspective les conditions de notre propre salut. Parce que le temps s’oriente invariablement vers l’avènement du Royaume, la création est un don qui gratuitement nous a été donné et dont nous serons amenés à rendre compte, non seulement aux générations futures, mais aussi au Dieu Créateur qui l’a placée entre nos mains.
Le futur de l’humanité restera incertain tant que collectivement nous ne serons pas en mesure de faire le choix du bien commun. Les crises multiples qui touchent aujourd’hui le monde agissent comme le prisme déformant de notre propre irresponsabilité. Aux plus sceptiques nous devons dire que la protection de l’environnement est un tout qui dépasse la sauvegarde de la faune et de la flore. Il s’agit aussi d’une question de justice, de solidarité, de fraternité, autant dire des éléments constitutifs d’un humanisme à redécouvrir. Comme a pu l’écrire le prophète Miché : « On t'a fait connaître, ô homme, ce qui est bien ; Et ce que le Seigneur demande de toi, C'est que tu pratiques la justice, Que tu aimes la miséricorde, Et que tu marches humblement avec ton Dieu » (Michée 6, 8)
Mesdames et Messieurs, chers amis,
La nature est une fenêtre ouverte sur le divin. En 1970, dans son Discours de Stockholm, Soljenitsyne poussait un cri d’émerveillement : « Ainsi cette ancienne trinité que composent la vérité, la bonté et la beauté n'est peut-être pas simplement une formule vide et flétrie, comme nous le pensions aux jours de notre jeunesse présomptueuse et matérialiste. Si les cimes de ces trois arbres convergent, comme le soutiennent les humanistes, mais si les deux troncs trop ostensibles et trop droits que sont la vérité et la bonté sont écrasés, coupés, étouffés, alors peut-être surgira le fantastique, l'imprévisible, l'inattendu, et les branches de l'arbre de beauté perceront et s'épanouiront exactement au même endroit et rempliront ainsi la mission des trois à la fois. » Si nous continuons à détruire l’environnement naturel, nous fermons à tout jamais et de manière irréversible cette fenêtre sur le divin.
La sauvegarde de la création est un espace de rencontre et de collaborations interreligieuses, car la nature est notre « maison commune » selon une expression chère au Pape François dans son Encyclique Laudato Si’. Cette dernière de dire notamment : « Tous, nous pouvons collaborer comme instruments de Dieu pour la sauvegarde de la création, chacun selon sa culture, son expérience, ses initiatives et ses capacités. » (par 14) « L’Esprit d’Assise » est par conséquent un esprit écologique.
Permettez-moi finalement de terminer cette modeste contribution en citant de nouveau le Patriarche œcuménique Bartholomée : « L’environnement naturel – l’air, l’eau, la terre – est le bien non seulement de la présente génération, mais également des générations futures. … Nous, et bien plus encore, nos enfants, nos adolescents avons le droit à un monde meilleur, plus clément et plus clairvoyant. Un monde libre de la corruption, de la violence et du sang, un monde généreux et bienveillant. Pour ce qui est de notre avenir, il n’est que l’amour gratuit, désintéressé et sacrificiel, qui nous montre la voie. »
Je vous remercie de votre attention.