Nous savons tous gré aux organisateurs de cette rencontre internationale pour la paix conçue et menée à bien par la communauté de Sant’ Egidio. Le thème de cette édition est : « imaginer la paix ». La paix que nous ne cessons jamais d’imaginer, la paix que nous n’avons jamais arrêté d’espérer et de vouloir. La paix que nous chérissons toujours et par-dessus tout.
Ce n’est pas tant la paix sur terre et dans le monde qui est d’une importance capitale certes, mais aussi et surtout la paix intérieure, la paix dans les cœurs.
Toujours est-il que toutes ces initiatives sont louables et heureuses depuis trente-huit ans maintenant. Celle de cette année est justement la bienvenue en ces temps incertains de violence qui enfle et se déchaîne, d’antagonismes et de conflits nombreux et meurtriers. Une situation qui se poursuit dans le cyberespace avec ces réseaux « asociaux » qui sont devenus le magma de tous les défouloirs de haine, de détestation et d’exécration.
Voilà le nouveau malaise dans la civilisation dans un monde de plus en plus brutalisé avec des peuples martyrisés, tout particulièrement dans la rive orientale de la Méditerranée, sujet qui nous intéresse ce matin.
À juste titre, mesdames et messieurs, l’intérêt pour la Méditerranée est devenu de plus en plus prégnant depuis quatre décennies, avec les mêmes thèmes, avec les mêmes thèses, avec les mêmes approches, avec les mêmes recommandations, avec les mêmes résolutions.
Mais, le sentiment général est que nous serions dans une impasse et que toutes nos tentatives seraient vaines et dérisoires. Nous serions tel Sisyphe condamnés à faire rouler indéfiniment notre rocher devant le regard médusé des peuples méditerranéens désabusés.
Mais, est-ce une raison pour abdiquer ? Est-ce une raison pour désespérer ? Assurément non ! Parce que nous n’avons jamais fait le deuil de l’avènement d’une ère de paix et de concorde en Méditerranée, elle-même annonciatrice d’une ère de paix et de sécurité dans le monde fondées sur le droit et la justice.
Cette invincible espérance n’est jamais aussi engageante que lorsque les tensions s’exacerbent et la violence se déchaîne. C’est à ce moment qu’il faut la subsumer par le dialogue. Cela relève d’une nécessité impérieuse et d’un besoin vital.
C’est vrai, et il faut le reconnaître :
Les fractures héritées de l’histoire, les jeux des grandes puissances avec l’idéologie colonialiste, les profondes disparités économiques, les déséquilibres démographiques, la trahison des idéaux pour lesquels des révolutions ont été menées dans les pays de la rive sud, l’extrémisme religieux aggravent la situation avec des tensions géopolitiques et géostratégiques les plus fortes.
Alors que la Méditerranée dans sa singularité sur la tapisserie des siècles a vu se déployer une prodigieuse civilisation elle-même au centre de la civilisation humaine sur toute la fresque historique.
Certes, l’histoire de la Méditerranée est agitée, elle aurait même commencé pour certains avec Sénèque qui y a perçu les signes prodromiques de ce que nous appelons maintenant la mondialisation.
En effet, il disait bien dans sa Médée :
Nos ancêtres ont connu le temps de l’innocence ;
En ces temps-là, le monde était multiple ;
Ailleurs était vraiment un ailleurs ;
Et voilà que le vaisseau thessalien l’a réduit à n’être plus qu’un ;
La mer est démontée ;
Les obstacles sont surmontés ;
Plus rien n’est de l’ordre de Jadis.
Et l’évolution de toute l’histoire de la Méditerranée ne peut pas se faire en faisant fi des rencontres et de l’enchevêtrement des peuples riverains. Le dialogue des cultures en Méditerranée ou bien plus exactement celui des différentes expressions d’une même culture méditerranéenne est inhérent à sa raison d’être. Vouloir l’initier et l’instaurer dans cet espace aussi petit au regard de l’immensité du globe et de la rotondité de la terre, un espace souvent présenté comme un lac dit de paix, alors que des foyers incandescents s’y trouvent, c’est d’abord revenir à l’histoire. En finir avec la présentation de l’histoire mutilée et mutilante. Il faut pour cela une sensibilisation de la conscience historique au préalable désinfectée afin de procéder à une régénération morale salvatrice. Elle briserait le carcan des représentations erronées, des poncifs irritants et des stéréotypes humiliants.
C’est une nécessité pour mettre fin aux dégâts d’un certain orientalisme de pacotille mis au service de l’œuvre coloniale. Elle interdirait les omissions et les travestissements désagréables.
Il est temps de reconnaître et d’enseigner que le bassin méditerranéen a constitué une grande aire sur une longue ère d’une civilisation humaine ensemencée sur le plan spirituel et religieux par le monothéisme abrahamique judéo-islamo-chrétien d’expression gréco-arabe – ou si vous voulez que je précise davantage, c’est une expression écrite gréco-latino-arabo- turco-hébraïque du temps de la thalassocratie ottomane en Méditerranée, du moins jusqu’à la bataille de Lépante en 1571.
On a coutume d’évoquer l’impact du triptyque connu avec les trois volets que sont les prophètes, les guerriers et les marchands pour caractériser l’évolution de la vie sociale, politique et économique en Méditerranée, mais il est important de laisser la part belle aux hommes de savoir et de connaissance. Souligner davantage l’importance de la translatio studiorum comme une période importante dans l’histoire de l’humanité et surtout reconnaître la contribution des Arabo-musulmans au corpus du savoir universel, à commencer par l’intérêt porté à la Méditerranée elle-même. L’étude de cette « mer entre les terres » n’est pas l’apanage des géographes ou d’une catégorie déterminée de spécialistes qui arpentent les étendues terrestres afin de découvrir les modes de vie des peuples riverains, mais elle relève de l’intérêt certain et de la curiosité intellectuelle que des polygraphes et des prosateurs voyageurs manifestent aux peuples méditerranéens. Ils le font savoir dans leurs relations de voyage. Une relecture des sources de la géographie arabe en convoquant ses « fondateurs » que furent Ibn Hawqal (943-988) et Muqaddasi (945-990) notamment ajoutée à la théorie paradigmatique « non négligeable » dans l’œuvre d’al-Idrissi (1100-1165) augmentée d’une connaissance dont les limites sont repoussées jusqu’à celles des terres habitées au nord du continent européen.
La chancellerie mamelouke au Caire, tout en intégrant une certaine mémoire de contacts, devait prendre en compte le rapport des forces en Méditerranée et y considérer la réalité géopolitique générale dans la consolidation des relations diplomatiques et commerciales.
Finalement, la connaissance de l’Europe se présente comme le résultat d’un processus historique basé sur la compilation des sources tardo-antiques traduites et sur l’historiographie arabe chrétienne. Et en dépit de l’ample variation dans le temps, l’intérêt des géographes arabes pour la représentation des territoires européens a été réel et constant. Celle-ci part d’une information orale anachronique et biaisée et finira par établir une connaissance poussée et affinée de la Méditerranée, du monde latin et de l’Europe méridionale.
Il est nécessaire de penser la diversité, de réfléchir à comment déconstruire les antagonismes destructeurs, de chercher à établir des convergences possibles, d’œuvrer inlassablement contre les exclusions dangereuses plutôt que de scander des unions sans avenir sérieux.
Un imaginaire collectif s’est forgé au cours des siècles, il est façonné de heurts et d’affrontements. Il a affecté une mémoire qui restera peuplée d’incompréhensions, de rejets et de haines.
La Méditerranée est plus qu’une étendue de mer. Elle est plus qu’une réalité géographique. C’est un destin commun pour les peuples riverains avec un désir ardent de compréhension et de concorde, une aspiration commune à l’entraide et à la solidarité dans une dynamique agissante et unificatrice.
Ce sera une réalité concrète lorsque des défis cruciaux seront naturellement relevés, à commencer par celui de la sécurité et la résolution des conflits en ayant recours au droit. La seule boussole demeure le droit international et la seule légalité est celle reconnue par la communauté internationale. Il n’y a pas à barguigner ni à tergiverser. Tant qu’il y a la logique du droit de veto et le recours au double standard, il ne pourra jamais y avoir stabilité ni sécurité.
Il y a le défi de la bonne gouvernance, de la démocratie, de la désintrication de la politique d’avec la religion et l’Etat de droit particulièrement pour la rive sud de la Méditerranée avec bien évidemment les corollaires d’éducation d’instruction et d’acquisition du savoir contribuant au développement humain avec l’amélioration des systèmes de santé ;
Il y a le défi du rééquilibrage démographique et la manière de juguler les flux migratoires en s’attaquant à la pègre des passeurs. C’est un scandale intolérable d’avoir le nombre de dépouilles mortelles en Méditerranée. Fixer les migrants ne peut advenir qu’avec les ajustements économiques et les investissements pour une citoyenneté épanouie. C’est le défi de l’essor économique et du développement.
Il y a le défi écologique qu’il faut surtout relever et réussir. C’est une immense tâche à réaliser avec la bonne gestion des ressources hydriques et des fonds marins qu’il faut assainir de la pollution.
Il y a le défi de la culture et de la connaissance avec la refondation de la pensée théologique et philosophique ; il est temps, notamment pour les peuples riverains du sud de s’affranchir d’une religiosité aliénante.
Enfin, tout cela ne peut advenir qu’avec une bonne éducation à l’altérité au sein des peuples et des communautés sur le pourtour méditerranéen dans une veine humaniste. Un humanisme qui prenne en charge les héritages de ces peuples afin de remembrer les sociétés humaines disloquées par tant de violence. Aussi une identité méditerranéenne émergera. Elle sera heureuse et s’épanouira dans la concorde et la compréhension. Elle sera caractéristique de cette mer qui sera véritablement un lac paix. Ce sera une préfiguration de la paix dans le monde.