Je voudrais prendre comme point de départ de ma réflexion sur le mal la Bible hébraïque, donc la Bible juive et avec certaines modifications l’Ancien Testament des différentes Églises chrétiennes ; certaines traditions bibliques se retrouvent par ailleurs, d’une manière modifiée, dans le Coran. Je vous parlerai donc du fondement des monothéismes.
Le « mal » dans une conception polythéiste
Dans une conception polythéiste, où le sort de l'univers dépend des agissements d'une multitude de divinités, l'irruption du mal et de la souffrance, peuvent être attribués à des dieux ou à des démons maléfiques qu'il s'agit pour l'homme d'apaiser ou contre lesquels il essaie de se protéger. Dans une conception polythéiste, on admet que les dieux sont imprévisibles et que leurs agissements à l’encontre des humains peuvent être néfastes, sans que ces derniers aient nécessairement commis une faute envers les dieux.
La théorie de la rétribution dans le livre des Proverbes
Le livre biblique des Proverbes reflète une conviction que partagent tous les sages du Proche Orient ancien, à savoir que l'univers n'est pas le champ de bataille du hasard ; au contraire, il est l'œuvre d'un Dieu créateur, il y règne un ordre cosmique établi par Dieu. L'homme sage est donc l'homme responsable dans le sens qu'il reflète dans son comportement l'ordre de l'univers. Un tel comportement responsable assure à son auteur une vie harmonieuse et prospère. Un comportement insensé et irresponsable en revanche provoque le déséquilibre de cet ordre et entraîne des conséquences néfastes pour son auteur.
Ainsi on trouve de nombreuses sentences qui opposent deux types d'hommes et le sort qui les attend : les sages sont opposés aux insensés, les justes aux méchants. Et Dieu donne le bonheur aux justes tandis que le malheur et les souffrances sont réservés aux mauvais.
L'idée de la rétribution semble rendre Dieu, le monde et le mal compréhensibles. Cette conception se trouve d’ailleurs aussi dans le Nouveau Testament. Ainsi les disciples questionnent Jésus au sujet d'un aveugle : "Rabbi, qui a péché pour qu'il soit né aveugle, lui ou ses parents ?".
Les deux explications du mal que nous venons d’esquisser (œuvre de dieux hostiles à l’homme ; sanction pour un mauvais comportement) montrent cependant leurs limites, notamment dans le cadre de l’affirmation que le Dieu d'Israël est le seul et unique Dieu, créateur du ciel et de la terre. Le Dieu unique et tout-puissant peut-il être à l'origine du mal ? Mais dans ce cas, comment peut-il être le Dieu qui veut le bonheur et l'épanouissement de toute sa création ? Ou alors, Dieu n'a pas voulu le mal ; mais dans ce cas comment peut-il être le Dieu souverain et tout-puissant ?
A la fin du récit biblique du déluge, on trouve une réflexion sur le mal. Dieu fait le constat suivant : “le cœur de l'homme est mauvais (ra‘) dès sa jeunesse” (8,21). Cette remarque pose clairement la question de la responsabilité humaine par rapport au mal qui est traité dans de nombreux textes bibliques, notamment dans le livre de Job.
L'« autonomie » du mal dans le livre de Job
Le noyau du livre de Job, écrit en vers, confronte son protagoniste à la théologie de ses amis qui remettent la responsabilité du mal à Dieu en décrétant que tout mal est explicable, soit en tant que punition divine, soit en tant que mise à l'épreuve.
Les amis de Job sont persuadés que les souffrances de Job sont dues à la sanction divine pour un péché caché. Ils exhortent donc Job de reconnaître sa faute, de se remettre à la bonté de Dieu et à se repentir. Pour eux, la responsabilité de Job consiste à accepter ses malheurs comme mérités.
Étant convaincu d'être innocent, "juste", Job considère qu'il n'a pas mérité son destin. Comme ses amis, Job cherche la cause de sa situation. Mais contrairement à ses amis, c'est par l'agressivité, par la méchanceté de Dieu qu'il tente d'expliquer ses souffrances : "Tu t'es changé en bourreau pour moi, et de ta poigne tu me brimes" (30,21). Et c'est en se révoltant contre Dieu que Job constate qu'il n'y a pas de relation divinement garantie entre causes et effets. Ne voyant pas d’autres possibilités pour comprendre le mal qui lui arrive, Job met Dieu au défi de lui répondre.
Dans sa première réponse Dieu insiste sur sa souveraineté qui n'a pas à rendre des comptes à l'homme.
Le deuxième discours divin met en scène deux bêtes, appelées Béhémot et Léviathan. Léviathan, qui devient le "dragon" dans la traduction grecque, est le monstre primordial et représentant du mal par excellence. Le second discours divin confronte Job à un Dieu qui doit constamment se battre contre les forces chaotiques. Certes, Dieu a créé le monde (c'est l'affirmation du premier discours) – et il est tout-puissant ; mais la victoire sur le chaos n'est jamais définitive ; Dieu doit constamment s'y opposer.
Job est-il convaincu par ce deuxième discours ? Sa réponse à la deuxième intervention divine reste peu claire et signifie peut-être que Job ait abandonné la quête d'un Dieu compréhensible et de l’origine du mal.
Mais le livre de Job est complexe ; contrairement aux discours divins qui concèdent au mal une certaine autonomie, le cadre narratif du livre présente une autre solution du problème du mal et de la souffrance.
Vers une vision dualiste
L'auteur des dialogues a encadré le noyau de son livre par un récit (traditionnel ?) dans lequel Job est présenté comme le modèle du juste qui supporte les épreuves de son Dieu, même si celles-ci sont incompréhensibles. Le mal fait donc partie d’une certaine manière de la « pédagogie divine ». Plus précisement, les maux qui frappent Job s’expliquent par un pari entre Dieu et satan. Le substantif satan peut se traduire par "attaquant" ou "adversaire". Le terme peut désigner d'abord un adversaire humain ; ensuite Satan devient pourtant le titre qu'on donne à l'agent provocateur de la cour céleste. Dans le prologue du livre de Job les souffrances de Job sont expliquées comme résultant d'un pari entre Dieu et le Satan. Celui-ci tout en donnant à Dieu l’idée d'envoyer le mal à Job reste cependant clairement inférieur à Dieu, puisqu'il ne peut rien faire sans permission divine. Toutefois, Dieu n'est plus directement à l’origine du malheur de Job.
L'insistance sur Satan comme protagoniste du mal induit néanmoins une tendance vers le dualisme où le mal apparaît comme virtuellement aussi puissant que le Dieu créateur du bien. Cette vision n'existe cependant pas dans la Bible hébraïque. Elle se fait par contre de plus en plus jour dans certains courants du judaïsme des époques hellénistique et romaine.
Dieu créateur du mal ? - L'affirmation d'Esaïe 45,5-7
Nous avons vu que certains textes bibliques concèdent une quasi autonomie au mal, sans pourtant développer un système théologique dualiste. Cependant, à l'époque perse de tels systèmes existaient, notamment dans le mazdéisme qui semble, au moins depuis Darius, être la religion favorisée par les empereurs achéménides. Dans cette religion le grand Dieu Ahura-Mazda, qui est exclusivement le Dieu du bien, se trouve en conflit avec Ahura Mainyu, l'esprit du mal qui est en quelque sorte le patron des daeva, des “diables”.
Pour contrer de telles dérives dualistes, l’auteur de la deuxième partie du livre d’Esaïe, le “Deutéro-Ésaïe” va défendre une thèse quasiment unique dans la Bible. Souvent on considère le Deutéro-Es comme le théologien du « monothéisme » biblique puisqu’il affirme avec force que le Dieu d'Israël est le dieu unique. Cette insistance sur la souveraineté absolue du Dieu d'Israël se retrouve dans l’oracle suivant :
"Je suis Yhwh, il n'y en a pas d'autre,
je forme la lumière et je crée les ténèbres,
je fais le shalom et le mal (ra'),
moi, Yhwh, je fais tout cela" (45,5-7).
Ce texte affirme que Dieu n'a pas seulement créé le shalom, l'ordre harmonieux, mais aussi son contraire, le mal ou le chaos.
Pour le Dt-Es il s'agit d'insister sur le fait que tous les pouvoirs même la puissance perse se trouve au service du Dieu d'Israël. Puisqu'il y a un seul Dieu, et en dehors lui rien (45,5), rien ne peut échapper à ce Dieu. On retrouve des idées similaires encore dans le livre de Qohéleth.
Brève conclusion
La Bible hébraïque n’a jamais systématisé son discours sur le mal : on peut grosso modo distinguer trois grandes courants : la conception des dialogues du livre de Job concède une certaine autonomie du mal, sans expliquer son origine ; la conception du rédacteur du cadre narrative du livre du Job prépare une vision dualiste bien que dans la Bible hébraïque, le « satan » ne devient jamais l’ennemi égal de Yhwh ; l’affirmation que Yhwh est à l’origine du mal, qui culmine dans l’oracle du Second Esaïe selon lequel Yhwh a créé le mal. De l’autre côté Qohélèth affirme que le mal provient de la divinité sans que l’homme puisse cependant comprendre pourquoi.
Ces différentes approches bibliques préparent des postures ont, sous différentes formes, accompagné l’histoire de la théologie et de la philosophie jusqu’à aujourd’hui.