Le professeur Andrea Riccardi disait dans le discours conclusif de la rencontre de 2007, à Naples, dont le thème était « Pour un monde sans violence »: « Les religions ne sont pas un drapeau sous lequel on combat. Il est honteux que le terrorisme les exploite. Benoît XVI rappelait aux leaders religieux: Devant un monde déchiré par les conflits, où parfois on justifie la violence au nom de Dieu, il est important de souligner que jamais les religions ne peuvent devenir des véhicules de haine ». Oui, l'esprit s'éteint quand les religions deviennent violentes. Mais tout n'est pas résolu, lorsqu'on a décrété que les chrétiens devaient être contre la violence. Depuis toujours et jusqu'à notre époque contemporaine religion et violence forment un couple ambigu. Si le principe est clairement «énoncé par Benoît XVI et par d'autres avant lui, l'histoire, y compris la plus récente, ne manque pas d'exemples où au nom de Dieu les hommes se sont livrés à la violence. Aujourd'hui c'est le fondamentalisme islamiste qui représente l'expression la plus menaçante de cette attitude. Mais nombreux sont aussi, à travers les développements de l'Occident chrétien, les épisodes qui relèvent de la même posture: les croisades, l'inquisition, les guerres de religion qui se sont déchaînées, il n'y a pas si longtemps, en Irlande par exemple.. Même à notre époque la légitimité de l'usage des armes n'est pas contestée de manière absolue en morale chrétienne. Dans le Catéchisme de 2003 la guerre de défense est considérée comme acceptable, sous certaines conditions.
Aujourd'hui en divers points du monde les chrétiens sont victimes de la violence. Que ce soit en Irak, en Inde ou en d'autres lieux de la planète, ils sont la cible de groupes violents au titre même de leur appartenance religieuse. Depuis le temps du Christ la question est posée de la manière dont on peut, lorsqu'on est son disciple, se défendre contre la violence. Face à l' »Oeil pour oeil, dent pour dent » qui est un principe de contrôle de la violence, mais n'en est pas la récusation absolue, il y a les paroles radicales du Christ: « Aimez vos ennemis... si on vous frappe sur la joue droite, tendez aussi la gauche... qui utilise l'épée, périra par l'épée... ».
Dans le peu de temps dont je dispose, je voudrais me limiter à suggérer quelques clefs d'une juste attitude chrétienne face à la violence, étant entendu que si on parle principalement de violence armée, émergent dans le monde contemporain de nouvelles formes de violence économiques et sociales, qui devraient relever des mêmes critères d'évaluation.
Pour établir ces critères qui peuvent permettre aux chrétiens de bien se situer aujourd'hui, je voudrais faire un retour aux sources bibliques et en tirer quelques questions qu'ils ont à se poser face au monde dans lequel ils sont.
Le point de vue scripturaire
Dans la Bible il y a une certaine violence du côté de Dieu et en même temps il est celui qui la condamne. Comment peut-on concilier ces deux points de vue?
Dans la notion de « violence » il y a deux aspects. Il y a principalement un aspect négatif, l'idée d'une force brutale, d'une contrainte illégitime, physique ou morale, exercée contre quelqu'un.
Telle n'est pas la caractéristique du Dieu de la Bible qui est un Dieu de miséricorde, un Dieu bon, qui fait grâce, lent à la colère, un Dieu qui pardonne et qui est rempli de compassion pour les humains, un Dieu d'amour dont il est même dit qu'il est l' « amour » (1 Jn 4, 8).
Il y a pourtant aussi, dans le récits bibliques, de la violence du côté de Dieu. Il a l'initiative du déluge et de la destruction de Sodome et de Gomorrhe. Il est présenté comme une sorte de commanditaire de l'élimination par Elie des 450 prophètes de Baal au mont Carmel (1 Rois 18).
Au-delà du genre littéraire la violence de Dieu est en rapport, non pas avec une volonté de contraindre et de châtier l'homme, mais avec sa sainteté et son amour. Les interventions violentes de Dieu sont liées aux problèmes de la justice et du droit dans un monde dominé par le mal. S'il y avait eu un seul juste à Sodome, Sodome aurait été sauvée. Ce qui est violent dans la Bible du côté de Dieu c'est la radicalité de son opposition à l'injustice et à la méchanceté des hommes. La brutalité, la coercition, la domination, l'injustice sont au coeur de l'humanité; Dieu lui n'est qu'amour pour chacune de ses créatures. Parce qu'il s'implique dans l'histoire des hommes, il est touché par la souffrance et le mal qui les atteignent. C'est par amour et par exigence de justice qu'il intervient avec force, afin que l'homme ne détruise pas l'homme. Son intervention, le Christ l'a pleinement révélé, le place toujours aux côtés des plus faibles, de la veuve, de l'orphelin, de .l'étranger.
L'attribut de Dieu ne peut en aucune manière être la violence. Ce qui le caractérise c'est sa sainteté, sa justice et son amour. C'est cet amour qui le rend violent non pas contre l'homme, mais contre le mal qui touche l'homme. On est là en présence du deuxième aspect qu'il y dans la notion de violence, celui de la force et de l'intensité des sentiments. C'est cette intensité de sa justice et de son son amour qui le fait agir pour refuser et rectifier ce qui détruit l'homme.
La vision biblique envisage ce qui est bien et ce qui est mal à partir de la nature même de Dieu. Il ne peut pas y avoir de conflit entre la justice de Dieu et le bien de l' homme. Donc ce contre quoi Dieu s'élève avec une absolue radicalité c'est ce qui va à l'encontre du bien de l'homme, ce qui l'avilit, ce qui l'anéantit, ce qui lui fait perdre sa dignité de créature à l'image de Dieu. On en a un indice dans la violence des prophètes contre l'oppression des pauvres, l'injustice, le trafic d'êtres humains, la prostitution sacrée, les sacrifices humains et les violences en tout genre. On en a une révélation bien plus radicale encore dans l'attitude du Christ qui pour extirper la violence du comportement humain préfère se laisser crucifier plutôt que de voir ses disciples se battre pour lui l'épée à la main: l'usage de la violence par l'homme est avilissant, car il engendre la violence qui est à l'opposé du projet de vie de Dieu pour l'homme.
Ceci nous permet de comprendre le vrai sens de la non-violence de Jésus. Ce n'est pas seulement un refus de la violence, c'est une condamnation de la violence comme contraire à la justice et à la sainteté de Dieu dan sa créature. La violence de Dieu est une condamnation de la violence humaine sous toutes ses formes, de la violence faite à l'homme de quelque manière que ce soit.
Quelques questions pour les chrétiens dans le monde contemporain
Ces fondamentaux interrogent les chrétiens d'aujourd'hui de divers points de vue
- Ils mettent en question toutes les formes de « justice humaine ». La violence de l'homme étant dans la perspective chrétienne récusée au bénéfice de la radicalité de l'amour de Dieu, aucune contrainte humaine, même si elle a pour visée le bien de l'homme et de la société, ne peut s'exercer sans qu'en même temps elle ne s'interroge sur sa légitimité. Toute justice humaine est ambigüe et imparfaite. On ne peut absolutiser aucun principe élaboré par l'homme, car Dieu seul peut exercer de manière appropriée une vraie justice. Il ne s'agit pas de s'opposer à toute mesure sécuritaire, à toute peine de prison, à toute légitime défense, mais l'attitude juste du chrétien sera nécessairement toujours de mettre au coeur de son approbation de telle ou telle mesure de la contestation au nom de la justice qui n'est parfaitement qu'en Dieu. L'Eglise des trois premiers siècles avait pleinement assumé cela . Son attitude était celle du refus de toute violence, et non pas seulement de la violence illégitime. On imposait aux soldats et aux magistrats devenus chrétiens de renoncer à leur charge ou au moins de s'engager à ne pas tuer.
- Ils éclairent de manière nouvelle les engagements que les chrétiens doivent prendre face à la violence dans le monde contemporain. Il ne suffit pas de dénoncer et combattre celle-ci dans ses manifestations politiques, économiques et sociales, même s'il est tout à fait nécessaire de reprendre les dénonciations prophétiques de tout ce qui amoindrit l'homme. Mais il faut être conscient aussi qu' il y a souvent et nécessairement une part d'imperfection dans les dénonciations de situations et de pratiques violentes, parce qu'y interviennent l'émotion, le préjugé, la préférence, l'idéologie qui conditionnent plus ou moins tout jugement humain. Dans la ligne du bien et de la justice de Dieu , la vraie mise en question de la violence ne peut être que dans l'édification d'une société qui repose sur ces principes, où tout homme trouve sa place et son épanouissement, où ses droits et sa dignité sont respectés. Il y a dans l'histoire européenne un exemple particulièrement éclairant. Les dispositions prises après la première guerre mondiale, y compris la création de la Société des Nations, se fondaient sur l'affirmation de la culpabilité de l'Allemagne et sur le contrôle de ses tendances bellicistes. La contrainte du traité de Versailles a conduit au réarmement allemand et à la deuxième guerre mondiale. Après celle-ci, des hommes, qui étaient par ailleurs des chrétiens, ont élaboré le projet d'une société nouvelle reposant sur la fraternité, le partage, la communauté de destin, auquel étaient associés les ennemis d'hier. Il n'y a depuis ce temps plus de guerre ni de menace de guerre en Europe.
Le Pape Jean-Paul II nous a montré la route pour ce qui est de la justesse évangélique des engagements face à la violence. S'il a clairement dénoncé le terrorisme, il n'en a pas moins clairement exprimé son opposition au recours à la guerre contre l'Irak, dans la mesure où la guerre ne peut pas être un projet de justice. Le seule chemin de justice c'est celui qui fait droit au futur de l'homme dans le dialogue et la réconciliation. - Ils nous rappellent que la seule clef décisive de comportement est au delà des capacités humaines. L'attitude véritablement chrétienne dans un monde où la violence demeure une réalité forte des rapports entre les hommes, c'est « Aimez vos ennemis ». La proposition du Christ est réaliste car elle tient compte du fait que dans le monde, il existe trop de violence, trop d'injustice, et qu'on ne peut dépasser cette situation qu'en lui opposant un plus d'amour, un plus de bonté. Ce plus c'est la miséricorde de Dieu qui s'est faite chair en Jésus-Christ et qui seule peut, comme dit Benoît XVI, « déséquilibrer » le monde du mal vers le bien, si ce plus prend racine dans le coeur de l'homme.