Je voudrais commencer par remercier chaleureusement la communauté de Sant’Egidio pour cette magnifique opportunité de réfléchir ensemble, de faire une pause dans ces temps de guerre et de troubles. Je voudrais vous proposer quelques éléments de réflexion sur cette idée de dualité entre croyants et non-croyants. Bien-sûr, avec la communauté de Sant’Egidio, on a l'habitude de travailler entre croyants et non-croyants. Mais aussi bien au niveau des débats et de la littérature de recherche de sciences sociales que des débats publics, malheureusement cette opposition est encore très présente et très structurante, à tort. Cette opposition, en France notamment, est caricaturée, héritée d'une certaine conception de la pensée des lumières selon laquelle les croyants seraient du côté de la superstition et de l’anti-modernité, tandis que les non-croyants seuls seraient du côté du progrès. Bien sûr, il y a eu toutes sortes de nuances et de complexification dans la recherche de cette idée, mais elle est encore très présente dans les conflits qui nous opposent aujourd'hui les uns aux autres.
À partir de mon travail – je prépare actuellement un livre sur les désobéissances théo-morales – je voudrais montrer en quoi ce paradigme n'est pas du tout opérant pour penser les conflits et les tensions du monde contemporain. Et je voudrais avancer l'idée selon laquelle l'opposition structurante, aujourd'hui, est une opposition entre des formes de croyants et de non-croyants unis par une même foi en la nécessité de vivre avec les autres, d'un côté, et de l'autre, des croyants et des non-croyants unis par une même vision identitaire et territoriale de la communauté politique et religieuse. Cette opposition entre ces deux modes de croyance et non-croyance traverse toutes les confessions, toutes les traditions religieuses et spirituelles, et traverse le monde de la non-croyance. Il y a des non-croyants dogmatiques et intolérants, et des non-croyants sceptiques et agnostiques, mais curieux et ouverts. Il y a des croyants sceptiques, parfois même athées, y compris parmi les hommes et les femmes de foi.
Je donnerai quelques exemples tirés de mes terrains ethnographiques respectifs, pour montrer comment l'opposition entre croyants et non-croyants est remplacée, un peu partout, par cette opposition entre, d'une part, une logique de foi et de conscience, et d'autre part, une logique nationaliste et identitaire. Je terminerai en posant la question du type de récit de transcendance, de mystère, auquel on peut encore croire ou ne pas croire, et je poserai la question des modèles de mondes communs disponibles aujourd'hui.
Je citerai quelques exemples de cette opposition entre des approches croyantes et non croyantes, d’engagement pour la paix, la démocratie, le pluralisme, d'une part, et des attitudes de rejet par adhésion à des idéologies extrémistes, nativistes, djihadistes, suprémacistes de l'autre. La perpétuation de cette opposition dans la réflexion de sciences sociales et dans les débats publics entre religion et non-religion nous empêche de voir et de construire les coalitions nécessaires pour la paix et la démocratie. Je pense donc qu'il faut vraiment s'arrêter sur ces multiples exemples et les mettre au centre des débats publics.
Je commencerai par le pays où j'ai grandi, la Tunisie, où on a beaucoup débattu de cette opposition entre islamistes et sécularistes. Je voudrais poser sur la table le paradoxe suivant : la constitution la plus libérale du monde arabe a été adopté en 2014 par une coalition menée par des islamistes, de concert avec des sécularistes, des laïcs et des athées. L'article 6 de cette constitution, qui est désormais récusée, garantissait la liberté de conscience. Et c’est une première dans le monde arabe d'avoir une constitution qui garantissait la liberté, non pas simplement de croire ou de ne pas croire, mais le concept de liberté de conscience. Depuis 2021, au nom d'une sorte de mélange de nationalisme anti-impérialiste, d'approche plus ou moins marxiste-léniniste selon certains, et d'un anti-islamisme féroce, nous avons assisté à la destruction de cette expérimentation démocratique progressiste et séculariste tentée après 2011 avec beaucoup de difficultés, menée par une coalition de croyants et non-croyants.
En Italie, en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis, j'ai rencontré des communautés de foi qui transforment leurs églises en sanctuaires pour accueillir des migrants, en travaillant de pair avec des athées, des croyants et des non-croyants, en défiant les lois très restrictives en matière d'aide aux migrants. J'ai rencontré en Italie un grand nombre de ces personnes qui travaillent à des actions de fraternité, d'accueil, de solidarité et qui se manifestent par une grande conviction et un grand scepticisme. Je citerais le prêtre Paolo Farinella, à Gênes, qui qui se définit comme « un prêtre athée par la grâce de Dieu », en empruntant la formule de Buñuel : soy ateo, gracias a Dios. J'ai aussi rencontré des proches de la communauté de don Alessandro Santoro, un prêtre ouvrier qui a fondé la Comunità delle Piagge, dans la banlieue de Florence, un lieu d'accueil, de solidarité pour les pauvres et les migrants, qui décrit son action comme « l'unique manière d'être fidèle aux autres et de correspondre aux songes de Dieu, si Dieu existe. » Ces marques de scepticisme, d'interrogation ne sont pas des signes de non-croyance ou de rejet de la religion, mais des formes de spiritualité ou de religiosité aux antipodes des dogmatismes, qu’ils soient croyants et non-croyants. On retrouve ce type d'approche dans toutes les traditions religieuses.
Je travaille également sur les communautés de Zarzis qui ont travaillé à donner des sépultures aux corps de migrants, comme l'évoquait l'évêque Olav Fykse Tveit avant moi, pour montrer la nécessité de prendre les corps des migrants subsahariens et de leur donner une sépulture digne, même s'ils ne sont pas musulmans, au nom de valeurs humanistes, morales et musulmanes.
Aux États-Unis, depuis 2014, un mouvement de jeunes juifs américains progressistes se mobilise contre l'occupation et les massacres de Gaza, aujourd'hui, au nom de leur tradition religieuse. Leur engagement est à la fois d'ordre religieux et politique. Ils ne font pas la différence. Ils se mobilisent en organisant par exemple l'occupation de Ground central station en novembre dernier, ils occupent des autoroutes, organisent des manifestations pour sensibiliser l'opinion, au nom de leurs convictions morales et religieuses. Le nom de leur groupe est emprunté à une phrase du sage Hillel l’ancien, du premier siècle : If I am not for myself, who will be for me ? If I am only for myself, what am I? If not now, when? Tout comme vous le disiez, nous devons nous sauver ensemble. Leur slogan est : « nous devons nous libérer tous ensemble. » Les juifs américains vont se libérer de l'antisémitisme en se libérant ensemble de toutes les autres discriminations.
Tous ces exemples montrent que la division fondamentale de l'époque contemporaine n'est pas entre croyants et non-croyants, mais entre deux conceptions du nous. Ceux pour qui la construction d'un collectif suppose la désignation d'un autre : eux et nous, et ceux qui refusent de construire un collectif sur cette base. Nous avons plutôt une opposition entre ceux qui agissent parce qu'ils ont la conviction d'être les élus de Dieu pour défendre un peuple ou un territoire contre les autres, et ceux qui agissent parce qu'ils font l'hypothèse que leur action pourra peut-être améliorer les choses.
Un point important est que la croyance n'est pas - pour les groupes et les personnes avec lesquelles j’ai travaillé - un simple élément d'une affirmation spirituelle. L'idée d'appartenance, de construction de solidarité, d’expression publique de la foi, est centrale pour ces individus et ces groupes. C'est là le point aveugle et l'impasse de beaucoup d'analystes sur la démocratie et la paix, surtout en France, qui considèrent que les croyants ne peuvent être partenaires de la paix démocratique que s'ils restent des croyants invisibles. Et que les non-croyants sont par définition des partenaires acquis. Or les exemples récents à travers le monde montrent que les non-croyants peuvent être eux-aussi les pires ennemis de la paix démocratique et que les croyants engagés pour la justice sociale ont besoin de s'exprimer dans l'espace public.
Une question débattue régulièrement est celle de la fin des grands mythes et des grands récits mobilisateurs : en quoi peut-on encore croire ou ne pas croire ? Comme l'a montré Olivier Roy dans son livre Le djihad et la mort, nous sommes à l'ère des nihilismes, des populismes, de la fin des grands récits progressistes. Mais on observe aussi dans les mobilisations que je viens d'évoquer l'expression de convictions morales fortes. Que ce soit sur les questions d'environnement, de violence contre les femmes, de migrations. On est passé de l'ère des mouvements de masse à celle des mouvements moraux qui sont davantage des micro-mouvements. En anglais, aux États-Unis, les personnes avec lesquelles je travaille parlent souvent de leur activité utilisant l'adjectif du prophetic activism. Ils ont acté du fait qu’ils ne sont pas nombreux. Ils ne constituent pas un mouvement de masse, et ce changement représente un défi pour nous, analystes ou acteurs publics. Il faut changer notre approche, imaginer le changement autrement, non pas en recherchant à toute force des grands récits, mais en étant attentifs à cette constellation de récits, à cette action morale de type prophétique et non prosélyte. C'est aussi un défi pour l'Etat et les puissances publiques qui ne savent pas gérer ces mobilisations autrement que sous la forme de la criminalisation ou du défi à l'ordre public.
Vers quels mondes communs allons-nous ? Je terminerai par cela. Nous disposons de plusieurs paradigmes pour penser le passage du moral au politique. Certains des trois principaux paradigmes que nous avons en sciences sociales des religions pour penser la concorde démocratique, de concert avec les communautés de foi, sont : la religion civile, le dialogue abrahamique et la solidarité incarnée.
La religion civile est l'idée, discutée par Tocqueville et par le sociologue des religions américain Robert Bella, selon laquelle la République et la vie civique se fondent sur un partage minimal de principes, de symboles, de rituels. Depuis les années 60, le concept de religion civile a été critiqué comme étant insuffisamment inclusif des minorités raciales, ethniques ou autres, et comme étant trop abstrait.
L'idée du dialogue abrahamique est également une très belle idée qui propose une idée de convergence entre le christianisme, l'islam et le judaïsme autour de principes fondamentaux de paix, de solidarité. Dans le contexte de l'escalade au Moyen-Orient, on voit qu'il est difficile de proposer ce modèle sans le retravailler. Un certain nombre de pasteurs palestiniens, je pense notamment à mon ami Mitri Raheb, ont critiqué les insuffisances de ce paradigme et appelé à le retravailler.
Il faut reprendre ces paradigmes tout en retenant ce qu'ils ont de riches et en les prolongeant, et les analyser à l'aune des conflits et tensions actuelles du Moyen-Orient, et en prenant acte de ce que ces micro-mouvements, que j'évoquais tout à l'heure, nous apportent de nouveau pour la réflexion. Face à la prolifération de ces micro-communs où s'expriment la solidarité de la marge, peut-être faut-il essayer d'imaginer la reconstitution de ces mondes communs au-delà de notre prédisposition, que l'on soit personne de foi, politiste ou acteur public, à toujours chercher le grand mouvement de masse et de synthèse. La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire, lit-on en Marc 12, 10. Peut-être faut-il apprendre à travailler avec les débris, les fragments dans ce monde en fragments, sans chercher la pierre angulaire.
Les groupes de résistance théo-morale que j'étudie ont un rapport à la temporalité et à l'action politique qui n'est pas celle de la temporalité politique classique, en termes d'action-résultat. Leur action est un peu anachronique et elle exprime aussi une forme de messianique sans messianisme pour reprendre la formule de Derrida. Ils ne sont pas intéressés par le moment d'achèvement, le point de synthèse. Il y a une sorte de liberté et d'ouverture infinie à ce qui peut advenir, mais qui n'empêche pas l'action politique. Comment imaginer, en pensant avec ces groupes et ce qu'ils nous donnent à penser, la constitution de mondes communs, sans s’évertuer à chercher toujours la pierre angulaire, mais en apprenant à revaloriser les fragments comme tels ? C'est pour moi l'un des défis qui se posent à nos imaginaires politiques et religieux aujourd'hui.
Je vous remercie de m'avoir donné l'opportunité de cette table-ronde.