10 Septembre 2012 09:30 | Catholic School Centre (Theatre Hall)
La ville, la solitude, les relations humaines et le destin commun
Il est paradoxal qu’un ancien ministre de la Ville soit conduit à évoquer devant vous la solitude. Dans toutes les civilisations, si les hommes ont construit des villes, c’est précisément pour échapper à l’isolement, pour ouvrir leur esprit et leur cœur à d’autres horizons que le pré carré de leur maison et le bout de leur village. La ville est un carrefour d’échanges, c’est sa première définition.
Pourtant - vous avez raison d’attirer notre attention là-dessus - l’un des problèmes majeurs de nos villes modernes [avec la violence], c’est la solitude qu’elles engendrent. Poussons le paradoxe jusqu’au bout : plus les villes modernes sont grandes, plus la solitude fait des ravages. Pourquoi? Il faut remonter aux causes ! Je voudrais vous en dire un mot. Ensuite, j’aimerais voir avec vous comment ré-humaniser la Ville, lui faire jouer à nouveau son rôle de lien entre les personnes, de catalyseur d’initiatives où chacun puisse trouver sa place. Notre destin commun, c’est «l’amitié sociale», comme le disait Aristote, il y a vingt-cinq siècles. Cette remarque s’applique au niveau du concert des nations comme à l’intérieur de chaque nation et à l’intérieur des villes. Je pense qu’il n’y a pas de fatalité à la solitude, mais il faut prendre les choses par le bon bout.
Et d’abord, remonter aux causes.
I. Agir sur les causes
Dans un livre paru aux Etats-Unis en 1950 et traduit en France en 1964, The Lonely Crowd (La foule solitaire), le sociologue américain David Riesman a mis en évidence la révolution engendrée par la société de consommation de masse. Chacun cherche ses repères dans le regard des autres et dans les média, tandis que les anciens cadres de la société s’effacent et que les liens anciens se défont. L’individu est à la fois plus libre (c’est le bon côté des choses) et livré à lui-même (c’est le drame de la solitude). Aujourd’hui, en 2012, nous constatons que tout le monde, dans les pays développés, a gagné en autonomie, mais que la vie en commun n’a souvent plus de sens, que les gens sont malheureux et qu’ils n’ont personne à aimer.
Je pense qu’il faut remettre en cause ce « libéralisme » qui soumet tout au désir de prendre, de consommer - les gens, les choses, dans l’immédiat, sans engagement, sans finalité profonde. Il s’agit d’une action sur les mentalités, la plus difficile, la plus périlleuse. Mais sans cette remise en cause il est vain d’espérer à nouveau tisser des liens.
Cette action se déploie en premier lieu dans l’éducation : dans nos mégapoles, la ségrégation urbaine (concentration d’une population au statut économique précaire, comportant une part importante issue de l’immigration) s’est doublée d’une ségrégation éducative (les enfants ne rencontrent plus que d’autres enfants dont les parents partageant les mêmes conditions). Pour relever le défi de la cohésion sociale, il est urgent de permettre aux enfants de grandir ensemble, afin d’apprendre à se connaître plutôt qu’à se faire peur. Tisser des liens s’apprend dès l’enfance.
Il faut pour cela remettre à l’honneur l’engagement durable des personnes entre elles, le sens de la parole donnée, l’ouverture aux autres. Il y a un lieu et un seul qui, de façon universelle, permet cet apprentissage, c’est la famille. L’essentiel de mon message est là : agir sur les causes de la solitude moderne, c’est d’abord conforter la Famille.
II. Conforter d’abord la Famille
Est-ce un hasard si les drames de la solitude se multiplient, si les rapports entre les êtres humains se tendent, si la violence transforme beaucoup de quartiers des grandes villes en jungle au moment même où la Famille subit de terribles tempêtes ? Familles brisées, enfants rois ou enfants farouchement refusés, mariage ridiculisé ou vidé de son sens, et maintenant altérité homme / femme incomprise, attaquée, niée … La Famille n’est plus reconnue pour ce qu’elle est, et ce sur quoi la vieille Europe a bâti tous ses liens de solidarité depuis deux millénaires : la cellule de base de la société.
Or la Famille est le seul lieu où coexistent naturellement la contrainte (par l’engagement réciproque des époux dans la durée) et l’amour. C’est donc le seul vrai lieu d’apprentissage des relations sociales. On y apprend l’ouverture à l’autre et à la vie, par l’accueil des enfants. On y apprend le don gratuit de son temps, de ses talents, par l’éducation des enfants. On y apprend le lien des générations entre elles (grands-parents, oncles, tantes, cousins…) et la conscience de ce que l’on doit à ceux qui nous ont précédés. On y apprend et pratique sa langue maternelle comme un héritage commun, ce qui ouvre chacun à la notion d’appartenance. Et la Famille est le seul lieu social qui peut vous suivre de la naissance à la mort, avec des souvenirs, heureux ou douloureux, des repères, des racines. Une famille forte, c’est l’antidote à la solitude.
Je pense que tout doit être fait dans nos pays pour valoriser et fortifier à nouveau l’engagement du mariage entre l’homme et la femme ; pour aider les jeunes foyers à accueillir la vie et à bien élever leurs enfants; pour permettre aux grands-parents et arrière-grands-parents de remplir leur rôle de lien auprès des plus jeunes (mixité générationnelle des logements…etc.).
De nombreuses initiatives existent en ce sens. En France, le précédent gouvernement, sur la proposition de mouvements familiaux, avait commencé à réfléchir à la mise en place d’une préparation au mariage civil et à toutes les formes d’engagement qu’il comporte (civique, social, moral, économique,…). Lorsque c’est la notion même d’engagement qui ne va plus de soi, il devient nécessaire de reprendre les choses par la racine.
III. Choisir la taille humaine et la mixité sociale
Il faut sortir de cette idée que plus une ville est grande et plus ses habitants sont puissants et heureux. Nos mégapoles engendrent des banlieues sinistres ; l’anonymat des foules ne permet pas d’endiguer la violence. Des ségrégations de toutes sortes se créent, on perd le temps de vivre, de flâner, de rencontrer l’autre.
Nous devons repenser l’aménagement de nos territoires au profit de cette multitude de villes à taille moyenne dont l’Europe est si riche, et qui gardent toutes en leur centre le cœur battant de leur histoire. J’ai conscience de parler aujourd’hui dans une ville bouleversée par les déchirements, les souffrances, les privations. Mais Sarajevo fut aussi, par son courage, un témoin de l’espérance. J’ai conscience de parler dans une ville chargée d’histoire. Une ville qui vit, qui aime, qui pleure. Un réseau de liens qui vient de très loin.
En temps de paix et pour sauvegarder la paix, un tissu de villes à taille humaine est une force de cohésion sociale.
Je ne crois pas aux politiques de la Ville qui sont des politiques de ghettos, où l’on déverse des milliards pour sauver des quartiers défavorisés, sans les sortir de leur isolement. Au contraire, nous devons tout faire pour favoriser la mixité sociale et la mixité générationnelle, jusqu’aux centres des villes, jusqu’à l’intérieur des immeubles. Avec intelligence, bien sûr ! Il faut inciter, non pas forcer. Donner les moyens d’une cohabitation réussie entre milieux sociaux et âges différents. Mais avoir conscience que les pouvoirs publics peuvent beaucoup pour rompre l’isolement des personnes et l’engrenage de la violence et pour créer de l’harmonie dans les relations humaines. Car, au bout du compte, ce sont eux qui ont en charge le destin commun.