Les pauvres nous interrogent. Le titre de cette table ronde donne pour acquis un fait qui, en réalité, ne l’est pas du tout. Je reformulerai le titre de cette façon : les pauvres nous interrogent-ils ? Leurs demandes, leurs souffrances sont-elles pour nous une véritable question ? Radicale ? Importante ? Je voudrais partir d’une expression de Grégoire le Grand, évêque de Rome à une période de grande crise : « Les pauvres se présentent à nous également de façon inopportune, et nous adressent des requêtes », puis il ajoute : « eux qui pourront intercéder pour nous au dernier jour... ». C’est vrai, et c’est le mérite de notre réflexion d’aujourd’hui, les pauvres nous interrogent et se présentent à nous de façon inopportune. Leur question, gênante, se pose à un moment où les urgences sont (semblent être) ailleurs. Il y a la crise ! Nous n’avons ni les ressources, ni la place, ni le temps d’élaborer une réflexion qui les concerne. Mais Grégoire le Grand dit : « eux pourront intercéder pour nous au dernier jour ». Cela revient à dire que la question des pauvres n’est pas résiduelle, mais qu’elle est centrale et impérieuse. Cela, en tant que croyants, nous le savons bien, mais je crois que le salut personnel et collectif dépend de savoir dans quelles proportions et de quelle manière les questions inopportunes des pauvres trouveront une place dans nos vies personnelles, mais aussi dans les choix collectifs et dans les politiques générales. Du reste, si nous prenons par exemple les textes européens, je me réfère ici plus particulièrement à l’Agenda 2020, cette exigence est posée de façon étonnamment claire : l’inclusion, la solidarité, la lutte contre la pauvreté constituent un des piliers de la stratégie européenne des prochaines années, pour sortir d’une crise dure, pénible et longue. Il va sans dire que, soit nous sortons ensemble de la crise, en incluant les plus faibles, soit nous n’en sortons pas du tout.
En Europe, 8 % de la population, soit près de 40 millions de personnes, se trouve en situation de privations matérielles graves en dépit des stratégies de lutte contre la pauvreté menées depuis le début du nouveau millénaire. Il convient de se demander s’il sera possible d’atteindre l’objectif ambitieux de réduire d’au moins 20 millions le nombre de personnes menacées de pauvreté, comme le prévoit la stratégie européenne pour 2020. Ce chiffre alarmant concerne le nombre de personnes menacées de pauvreté. Les personnes qui vivent dans des conditions si proches du seuil de pauvreté qu’elles sont menacées de basculer vers elle représentent 23 % de la population européenne.
Or les chiffres et les statistiques n’aident pas toujours à comprendre la réalité. Dans les centres de la Communauté de Sant’Egidio, nous voyons défiler les histoires de souffrance et les visages des pauvres, ceux d’hier, assurément, mais aussi ceux de nombreuses personnes désorientées et profondément perturbées qui, pour la première fois, en sont réduites à demander de l’aide à un centre : nous touchons du doigt les effets de la crise sur la vie des personnes. Les retraites insuffisantes, le droit au logement très souvent nié, un travail sans garantie de stabilité, le chômage croissant qui ne s’accompagne pas de mesures efficaces pour le combattre, les dépenses de santé qui ont cessé d’être gratuites pour tous, tout cela a fait basculer de nombreuses personnes dans le monde de la pauvreté.
Nous nous trouvons devant un nouveau défi : il ne s’agit pas seulement d’améliorer les conditions de vie difficiles de personnes déjà touchées par des phénomènes anciens de pauvreté et de marginalisation. C’est un pas supplémentaire qui est exigé. Aujourd’hui, il me semble urgent de créer une sorte de « front de résistance » pour éviter qu’un nombre croissant de « quasi » pauvres franchisse le seuil de l’indigence, un seuil qui, une fois franchi, trouve difficilement des voies de retour. Nous rencontrons de plus en plus souvent des personnes qui ont perdu les liens familiaux (du fait par exemple de la séparation) et qui, dans le même temps, ont aussi perdu leur travail. Des personnes qui ne se seraient jamais adressées à un centre d’assistance, mais qui, du fait d’une succession de circonstances défavorables (parfois aussi la maladie), se sont retrouvées dans une situation où elles ont besoin de tout, et vivent une grande incertitude quant à leur avenir et surtout une très grande solitude. Il faut inventer des alternatives concrètes, impliquant les institutions, pour aider ces personnes à accéder à toutes les ressources possibles, mais aussi à recréer autour d’elles des relations humaines significatives qui les incitent à sortir d’une résignation désespérée quant à leur avenir.
Dans ce travail créatif et à très forte valeur, le rôle des croyants, amis des pauvres, est décisif : il représente une ressource on ne peut plus importante. Une réserve d’humanité, un tissu de solidarité qui me semble à même de constituer un rempart contre la perte de résistance éthique de nos sociétés. La crise n’a pas pris au dépourvu ceux qui connaissent et qui fréquentent la pauvreté, car l’expérience acquise, la sensibilité et la sympathie pour l’homme vécue et communiquée, les réseaux établis de solidarité et de soutien, permettent de comprendre et de recueillir de nouvelles demandes, et de trouver des solutions même quand on a l’impression qu’on ne peut rien faire.
Le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer écrit dans De la vie communautaire : « Le premier service dû au prochain est celui de l’écouter. De même que l’amour de Dieu commence par l’écoute de sa Parole, le début de l’amour pour le frère consiste à apprendre à l’écouter ».
Ecouter, consacrer du temps à celui qui est en difficulté en faisant converger les énergies d’un grand nombre de personnes, toujours chercher une réponse même si elle n’est que partielle, rassembler les ressources existantes, solliciter les institutions pour qu’elles fassent leur part, créer des synergies, mais surtout redonner espoir : tel est le charisme des croyants face à la crise. Je puis dire, de par mon expérience personnelle, que cette façon de regarder les difficultés présentes permet d’inventer des réponses efficaces et de construire un avenir meilleur dans bien des situations, même quand il semble ne pas y avoir les ressources nécessaires.
Tentons alors de renverser le discours. La pauvreté ne peut-elle pas nous aider à porter un nouveau regard sur nos vies personnelles, sur le monde dans lequel nous vivons, sur nos relations, et d’envisager autrement l’économie elle-même ? Ne peut-elle pas nous aider à mettre au centre ce qui, dans la vie, a vraiment de la valeur ?
La pauvreté est une condition que nous pouvons tenter de mesurer, de décrire, de comprendre, mais il ne s’agit pas seulement de cela. La pauvreté est aussi un mystère : elle concerne l’essence même de la condition humaine. Elle est la condition originaire de tout homme qui, en que tel, est faible, limité, sujet à la mort. Il y a une vérité profonde dans la condition humaine : celle qu’aucun homme ne se suffit à lui-même, que tout homme a besoin de ses semblables et de la création, pour vivre. Après la mort du cardinal Martini, une de ses réflexions sur les âges de la vie, qui lui était chère, a été reprise : dans le quatrième âge, celui de l’âge avancé, on apprend à mendier.
La pauvreté est donc, si forte soit la volonté de la cacher, une caractéristique de l’humanité même : et c’est dans ce sens que les pauvres sont les préférés de Dieu. Pas seulement parce qu’ils ont subi une injustice, mais aussi parce qu’ils ne sont pas une catégorie, mais ils sont la vérité de l’homme tel que Dieu l’a créé.
Dans son langage fort et poétique, Turoldo parle de prophétie de la pauvreté et dit une chose importante : « Les pauvres et la pauvreté sont la prophétie de Dieu pour la solution du problème de la vie de tous ».
Les pauvres sont une prophétie dans l’histoire, car ils représentent l’homme tel qu’il est vraiment. Ce sont des prophètes silencieux, car ils manifestent par leur vie la nécessité de changer le monde et témoignent par leur besoin que personne ne peut se sauver tout seul La pauvreté indique ce qui manque à notre vivre ensemble, nous incite à élever notre regard intérieur au-delà de la satisfaction de nos désirs personnels et matériels, suscite des sentiments de compassion, pousse notre cœur à un amour qui ne soit plus seulement un amour pour nous-mêmes. Dans les moments sombres de l’histoire, l’attention et la proximité avec les pauvres ont contribué à sauvegarder la culture de l’humain : à une époque où tout est marché, ils ont par exemple permis de me pas perdre la valeur de la gratuité. Dans une mentalité matérialiste qui veut que seul ce qui s’achète et se vend a de la valeur, les espaces de gratuité (la famille, l’amitié, la solidarité) sont érodés et attaqués, alors même qu’ils représentent l’espace fondamental de la cohabitation humaine
La gratuité démontre le caractère infondé de la loi impitoyable de l’offre et de l’avoir sous laquelle les pauvres, mais pas eux seulement, succombent. Elle réintroduit dans l’histoire l’amour pour l’homme en tant que tel, et met à bas l’idée du bonheur comme possession.
Le monde ne pourra pas résoudre ses problèmes si ce n’est avec les pauvres et à partir des pauvres. Jonathan Sacks évoque également ce point dans son essai La dignité de la différence : « les civilisations ne survivent pas par la force mais bien par la manière dont elles répondent à la faiblesse ; non pas par leur richesse mais bien par leur attention à l’égard des pauvres ».
J’ai commencé mon intervention en citant Grégoire le Grand, je conclus en accueillant son invitation : « Ne gâchez donc pas les occasions d'agir avec miséricorde et ne négligez pas de recourir aux remèdes dont vous pourrez disposer ».