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Agostino Giovagnoli

Historien, Communauté de Sant’Egidio, Italie
 biographie

 

L'Europe est mise au défi par la guerre. L'Europe, plus précisément l'Union européenne, est en fait une construction de la paix. Elle est née d'un désir de paix après des millénaires, comme cela a été rappelé hier, de guerres de toutes sortes : politiques, religieuses, sociales, civiles... Et elle a aussi un objectif de paix : préserver la paix à l'intérieur. 

(Il est aujourd'hui de plus en plus clair que pour préserver la paix chez elle, l'Union européenne ne peut pas faire fi de la paix dans le monde, comme l'a dit hier le président Mattarella. Elle l'a fait trop souvent, par exemple dans le cas de la Syrie ou de tant de guerres en Afrique. L'absence de cet engagement a eu pour conséquence que la guerre a atteint ses frontières, voire - à certains égards - est entrée dans ses fibres les plus profondes). 

Pour être un acteur de la construction de la paix, l'Union européenne avait et a encore besoin aujourd'hui d'un "imaginaire alternatif", comme l'a dit Andrea Riccardi hier. C'est grâce à une telle imagination que la Communauté européenne naissante a pu transformer des armes de guerre en instruments de paix. Le prophète Isaïe dit : "De leurs épées ils forgeront des socs, et de leurs lances des faucilles. Jamais nation contre nation ne lèvera l’épée " (Isaïe 2, 4). 

En 1950, la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier voit le jour, afin de partager - notamment entre la France et l'Allemagne - le charbon et l'acier, alors indispensables à la guerre. Plus profondément encore, les lances ont été transformées en faucilles en transformant le principe même qui inspire toute guerre - la souveraineté - en un outil de lutte contre la guerre : en partageant librement les parts de souveraineté, les différents pays européens ont surmonté la souveraineté des États-nations sans la supprimer et l'ont vidée de sa charge sous-jacente d'agression. C'est la clé de toutes les étapes qui ont marqué le processus d'intégration européenne de 1950 à aujourd'hui et qui ont garanti à l'Europe soixante-dix-sept ans de paix, un record sans précédent. 

Aujourd'hui, la guerre menace l'Europe aussi parce qu'elle menace l'imagination alternative qui sous-tend l'intégration européenne. La guerre, en effet, est banale : elle n'est pas seulement une lutte sur le terrain mais aussi une forme de pensée unique. Avec la guerre, la souveraineté redevient une simple souveraineté. Avec la guerre, les ressources économiques doivent être utilisées pour le combat, les ressources culturelles pour la propagande, les ressources sociales pour diviser le monde entre amis et ennemis. 

L'"imagination alternative" est épuisée, souvent inhibée, parfois réduite à néant. Si en temps de paix, les problèmes constituent toujours des opportunités aussi bien que des difficultés, en temps de guerre tous les problèmes semblent être sans solution. Est-il possible de soutenir l'agressé et en même temps de parler à l'agresseur ? Est-il possible d'appeler à la paix sans que quelqu'un essaie d'en profiter ? Est-il possible de collaborer avec les autres pays du monde pour amener les prétendants à la paix sans renoncer à ses propres intérêts dans l'équilibre mondial ? Non, il n'est pas possible de répondre à l'esprit unique de la guerre. Au contraire, il est possible de concilier ces contradictions et d'autres, par exemple en imaginant - comme le président Macron l'a dit hier - une "paix impure" libérée des nombreux mythes de "pureté" qui conduisent à l'impuissance ou, pire, à la division, à l'exclusion, à la violence. 

Sans imagination alternative, il y a le risque d'une guerre sans fin, dont le président Mattarella a parlé hier. La guerre - en théorie - commence toujours pour la paix, on propose un débouché pour la paix, celui qui est le plus favorable à ses intérêts. Mais dans la guerre, tous les calculs et toutes les prévisions sont bouleversés et la paix peut donc ne pas arriver. Ou bien, en tout cas, elle arrive trop tard : chaque jour de guerre est un jour enlevé à la paix, c'est un jour de mort et de dévastation, chaque jour nous devenons plus méchants à cause de la guerre, comme l’a déclaré le cardinal Zuppi hier. Comme le disait l'historien romain Tacite : "Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant", "lorsqu’ils font un désert, ils l'appellent paix". Il y a de nombreuses années, une chanson italienne reprenait ces paroles : " Fanno il deserto e lo chiaman pace ".  

C'est donc le temps de l'Europe, le temps de la plus grande invention politico-institutionnelle que le monde connaisse aujourd'hui, fondée sur "l'imagination alternative" qui transforme les armes de guerre en instruments de paix. C'est aussi le temps de tout ce qui nourrit cet imaginaire alternatif. C'est donc le temps des religions, qui sont des "alternatives" par définition : alternatives à un monde sans valeurs, sans sens de la dignité de l'homme et de la femme, aplati uniquement sur le présent, réaliste contre tout sens véritable de la réalité qui est toujours plus grande que notre conscience. 

Les hommes et les femmes croyants ne sont pas toujours à la hauteur de l'héritage transmis par les religions auxquelles ils croient. Au contraire, ces croyants se transforment souvent en faiseurs de guerre. Ou, plus simplement, en hommes et femmes banals, acquiesçant devant la pensée unique de la guerre et non plus alternatifs mais conformistes.  

De nos jours, nous essayons de nous réveiller de la torpeur émotionnelle et intellectuelle induite par la guerre. Et nous demandons à nos intervenants de nous aider dans cette prise de conscience, en parlant de l'Europe non pas comme une victime de la guerre mais comme une alternative à la guerre.