22 Septembre 2024 16:30 | Palais des Congrès

Discours de Amin Maalouf



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Amin Maalouf

Secrétaire perpétuel de l'Académie française
 biographie
Monsieur le Président de la République,
Chers amis de la Communauté de Sant’Egidio,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
 
Nous avons pu penser, au tournant de ce siècle, que le combat pour la paix dans le monde était déjà gagné. À présent nous savons qu’il ne l’a pas été, et qu’il nous faudra encore de la lucidité, de la persévérance, et surtout beaucoup d’inventivité pour mettre l’avenir hors de danger. La rencontre internationale qui s’ouvre aujourd’hui à Paris porte cette espérance, la plus légitime et la plus cruciale qui soit.
Jamais l’humanité n’a eu à sa disposition tant de moyens d’action, mais elle n’en fait pas toujours le meilleur usage. Pourtant, grâce aux progrès prodigieux des sciences et des techniques, on pourrait en finir, une fois pour toutes, avec les calamités qui affligent notre espèce depuis l’aube des temps. Nous en avons eu la démonstration dans les dernières décennies. Deux à trois milliards de nos contemporains sont sortis de la pauvreté et de la marginalité. Ils vivent plus longtemps et en meilleure santé. Ils ont accès au savoir, aux loisirs, et aux instruments de la vie moderne. Cela pourrait parfaitement s’étendre à l’humanité tout entière. Aucune génération avant la nôtre n’aurait pu contempler une telle perspective. 
De cela, nous pouvons à juste titre nous émerveiller. Mais il y a un domaine où nous semblons avoir atteint notre seuil d’incompétence collective, et où nous démontrons chaque jour notre impuissance. Un domaine parmi beaucoup d’autres, sans doute, mais qui met en péril tout ce que nous avons accompli jusqu’ici, sur tous les plans.
Si je devais pointer du doigt ce domaine d’incompétence, je dirais que c’est notre incapacité à gérer les rapports entre les différentes composantes de l’humanité. Une incapacité qui se vérifie pour chacun de nos pays, même les plus avancés d’entre eux ; et qui se vérifie aussi au niveau planétaire, où les conflits se multiplient et s’enveniment, où les relations entre les grandes puissances deviennent exécrables, et où une nouvelle course aux armements vient de commencer sous nos yeux.
Les moins jeunes parmi nous se souviennent de l’époque calamiteuse où l’on redoutait que les arsenaux nucléaires accumulés par les superpuissances sortent de leurs silos pour aller déverser sur le monde un feu d’apocalypse. Un équilibre de la terreur était en place, qui se fondait sur le fait que celui qui chercherait à détruire son adversaire se ferait détruire à son tour. Il y a eu des alertes, des frayeurs, et quelques longues nuits d’angoisse, mais finalement la sagesse a prévalu, ou peut-être faudrait-il dire, plus simplement, que la folie suicidaire n’a pas prévalu. La guerre froide s’est terminée sans anéantissement mutuel. L’humanité entière a poussé un immense soupir de soulagement.
Ce soulagement paraissait justifié. Les arsenaux allaient bientôt commencer à se réduire considérablement. À la chute du Mur de Berlin, il y avait dans le monde soixante-quinze mille ogives nucléaires. Une série d’accords a fait tomber leur nombre à douze mille. Certains dirigeants nous promettaient déjà un monde entièrement débarrassé des armes atomiques.
Et puis, dans les toutes dernières années, la course aux armements a repris, et pas seulement pour le nombre d’ogives. On s’emploie désormais à développer les armes qualitativement, pour les rendre plus précises, plus efficaces, plus maniables, et surtout beaucoup plus rapides. Le terme qui revient sans cesse dans la littérature spécialisée, c’est celui d’hypersonique. On parle de missiles hypersoniques lorsqu’ils dépassent 6000 km à l’heure, soit cinq fois la vitesse du son — Mach 5 dans le jargon de l’aéronautique. Le plus rapide à avoir été essayé dans les dernières années a frôlé Mach 28, soit environ 34 mille kilomètres à l’heure. Lancé à partir d’un territoire voisin, ou d’un sous-marin, ou d’un véhicule qui tourne autour de la Terre, un tel missile pourrait atteindre sa cible en quelques secondes. Les autorités du pays attaqué n’auraient évidemment pas le temps de délibérer pour savoir si elles devraient riposter, et par quels moyens. La riposte serait forcément décidée par un ordinateur. Qui pourrait être leurré, ou piraté, ou mal programmé.
Je n’ai aucun goût pour les scénarios apocalyptiques. Par tempérament, j’ai plutôt tendance à chercher des raisons d’espérer. Mais dans un monde où règne l’égoïsme sacré, où tant de nations et de communautés fondent leur cohésion sur la détestation de l’Autre, où les principales puissances s’insultent sans arrêt et se parlent à peine, tous les dérapages deviennent plausibles.
Et là, je ne parle plus seulement de bombes et de missiles. Prenons les grandes technologies de pointe, qui sont les vecteurs de la prodigieuse métamorphose que le monde connaît de nos jours. Elles ont des apports bénéfiques dont nous nous réjouissons quotidiennement, dans le domaine de la santé, dans la diffusion du savoir, et dans mille autres secteurs. Mais ces mêmes technologies comportent également, en raison même de leurs immenses potentialités, certains risques auxquels il nous faut demeurer attentifs.
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, qui a surtout décollé dans les quinze dernières années, et dont les promesses sont inouïes, il y a des inquiétudes, sur lesquelles nous ont alertés certains de ceux qui sont directement impliqués dans cette révolution, — des scientifiques, des entrepreneurs, et des penseurs vigilants. Ils nous disent que cette technologie pourrait un jour nous échapper, qu’elle pourrait même se transformer en menace existentielle pour notre espèce, et qu’il faudrait peut-être un moratoire sur certaines pistes de recherche, en attendant d’y voir plus clair.
Je ne suis pas un spécialiste de la question, et je ne me hasarderai sûrement pas à donner un avis sur l’opportunité d’une telle mesure. Ce que je puis dire, néanmoins, en tant qu’observateur attentif, c’est que si un tel moratoire s’avérait nécessaire, je ne vois absolument pas par qui ni de quelle manière il pourrait être mis en œuvre.
À l’époque qui est la nôtre, où il n’existe aucun ordre mondial digne de ce nom, où l’on se montre incapable d’arrêter les guerres qui éclatent comme de prévenir celles qui s’annoncent, où plus aucune puissance ni aucune institution globale ne dispose d’une autorité politique ou morale incontestée, on ne voit vraiment pas comment instaurer un moratoire s’il s’avérait un jour nécessaire.
Ce qui est vrai de l’intelligence artificielle est vrai de plusieurs autres domaines de pointe, à commencer par les biotechnologies, qui ont connu, elles aussi, dans les dernières années, un décollage spectaculaire, illustré, lors de la pandémie, par la vitesse étonnante à laquelle ont été produits les vaccins. C’est là un secteur qui continuera à connaître des avancées remarquables, mais qui comporte, lui aussi, des risques de dérapage — que l’on songe aux armes bactériologiques, aux clonages hasardeux, ou aux velléités d’eugénisme, qui peuvent aller très loin, monstrueusement loin.
Là encore, je ne voudrais pas échafauder des hypothèses alarmistes. Néanmoins, il me paraît nécessaire de dire, avec calme, mais aussi avec gravité, que compte tenu de l’essor vertigineux de nos capacités scientifiques et techniques, essor qui va forcément se poursuivre dans les années qui viennent, il nous faut concevoir sans tarder un mode de gouvernance globale qui corresponde au nouveau palier de civilisation matérielle auquel notre espèce vient d’accéder.
Hélas, on en est loin, on en est très loin. Au point que si une menace grave intervenait demain, liée à un conflit armé, à un dérapage technologique ou aux effets de dérèglement climatique, nous serions probablement incapables d’unir nos forces pour y faire face. 
Mais je veux croire encore que nous saurons nous ressaisir, et que nous verrons bientôt émerger une humanité réconciliée, consciente de partager la même planète, le même destin, et soucieuse d’éviter que la caravane humaine finisse sa route dans un fossé. Il est grand temps d’imaginer et de bâtir un monde où la paix redeviendrait possible.
 
Merci de votre accueil, et de votre attention.