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Michael A. Köhler

Professeur, ambassadeur du Grand Bargain, Union européenne
 biographie
Se poser la question sur l’avenir de l’Europe peut signifier de différentes choses : douter de l’avenir de l’Europe ; craindre que l’Europe n’ait pas d’avenir, ou inviter à une discussion sur quel avenir à réserver à cette Europe et comment la modeler. Or, avant de passer à l’action, il convient de définir le sujet : C’est quoi l’Europe ? De quelle Europe parlions-nous ?
 
Le sujet n’est pas aussi facile qu’il ne semble au premier coup d’œil. Ce qui vient à l’esprit quand on parle de l’Europe, est d’abord une définition géographique : L’Europe est un  territoire
conventionnellement considéré comme un continent, délimité à l’ouest par l’océan Atlantique et la mer du Groenland, au nord par l’océan Arctique. Sa limite méridionale est marquée par la mer Méditerranée  qui la sépare de l'Afrique, tandis que la mer de Marmara et la mer Noire marquent sa frontière avec l'Asie de l'Ouest. Sa limite à l'est, fixée par Pierre le Grand aux monts Oural, au fleuve Oural, à la côte nord-ouest de la mer Caspienne et au Caucase est la limite traditionnellement retenue, mais reste, faute de séparation claire et précise, l'objet de controverses sur l'appartenance ou non d'un certain nombre de pays au continent européen. 
 
Nous voyons que déjà la définition géographique manque d’une certaine absence de clarté : Dans l’antiquité Europē est initialement une désignation de la Grèce continentale par opposition au Péloponnèse, aux îles et à la Thrace. Plus tard, pour les anciens grecs, l'Europe ne s'étendait pas « au-delà du Bosphore et des rives occidentales de la mer Noire ». L’Europe est une matière de définition, même dans la géographie. Surtout les frontières orientales de l’Europe sont dans leur substance purement politiques : la limite de l'Oural est due aux cartographes du tsar Pierre Ier le Grand au XVIIIe siècle. Or, déjà, au XIXe siècle la frontière fut déplacée des hautes crêtes du Caucase vers la mer Caspienne  pour justifier l'annexion de la Géorgie et de l'Arménie dans l'Empire russe. Les frontières semblent floues…
 
Or, vous me dites que quand dans ce contexte-ci nous parlons de l’Europe, bien évidemment nous ne faisons pas allusion à la géographie mais plutôt à l’Europe organisée. D’accord, or même cette Europe organisée existe en différentes formes. Qu’avons-nous à l’esprit ? 
  • L’Europe du Conseil de l’Europe : crée en 1949, avec 46 états membres d’Islande á l’Azerbaïdjan, avec les conventions juridiquement contraignants comme celles des droits de l’homme et avec la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg pour surveiller le respect de cette convention, ou p. ex. la Convention du Conseil de l'Europe sur la protection des enfants contre l'exploitation et les abus sexuels ? 
  • Ou l’Europe de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe : l’OSCE de 1995, successeur de la CSCE de 1975 qui inclut aussi la Russie et les autres républiques post-soviétiques comme celles de l’Asie centrale, mais aussi les Etats unis et le Canada ?
  • Ou plutôt l’Union européenne : cette UE bâtie sur les bases des communautés européennes de 1958 qui depuis le BREXIT en 2020 compte 27 états membres, avec 10 pays candidats à l’adhésion dans son antichambre ; cette union dont les règles et loi régissent déjà très tangiblement le fonctionnement de nos économies, de nos politiques, de nos systèmes juridiques et dès lors de nos sociétés. 
 
Aussi au cas de l’Union européenne la géographie n’est pas sans importance : Nous nous souvenons des discussions sur le caractère européen de la Turquie dont seulement 3% du territoire se trouvent sur le continent européen dans ses frontières traditionnellement définies, par convention. En ce qui concerne la délimitation des pays candidats à l’adhésion à l’UE, il existe également un précédent : le Maroc a présenté sa demande d'adhésion en 1987. Mais celle-ci a été rejetée le 14 juillet 1987, notamment parce que le Maroc n'est pas situé géographiquement sur le continent européen.
 
Ces deux cas révèlent déjà que pour beaucoup la question de qu’est-ce que c’est l’Europe, ou dans notre contexte, l’Union européenne, et à quoi elle servirait, n’est point purement géographique. L’Europe organisée d’aujourd’hui est plutôt conçue comme un choix civilisationnel, une unité en diversité liée  par ses valeurs. Ceci n’est pas si nouveau. Déjà la fameuse déclaration du ministre français des affaires étrangères Robert Schuman du 9 mai 1950 ouvrant la voie de l’intégration européenne, avait comme objectif une fusion du cadre réglementaire pour les industries clés surtout de la France et de l’Allemagne de l'ouest, pour assurer à la fois la paix et la prospérité sur le continent (ou plus précisément, sa partie occidentale). 
 
Aujourd’hui, la construction européenne repose sur deux éléments combinés : d’une part son utilité pour les Etats membres et les citoyens et sa capacité d’assurer leur prospérité, leur sécurité et la paix, et d’autre part les valeurs communes de cette Europe qu’elle promet d’assurer à ces citoyens. Regardons de plus près, à titre d’exemple, le cas de l’Allemagne. Un sondage réalisé par « More in Common Deutschland » en printemps 2024 montrait que les Allemands ont une attitude ambivalente vis-à-vis de l'UE : Pas moins de 55 % reconnaissent que l'Union est démocratique et 53 % pensent que l'appartenance de l'Allemagne à l'UE est une bonne chose. Une majorité de citoyens considère l'Union comme une nécessité, surtout en période d'incertitude et de crise. Mais en même temps, il n'y a pas d'enthousiasme pour l'Europe. Les gens voient des déficits évidents dans l'UE et souhaitent une institution qui fonctionne mieux et qui s'occupe de leurs problèmes.  
 
On pourrait donc dire que les citoyens ont une attitude utilitariste vis-à-vis de l'Union européenne. Ils voient majoritairement son utilité, ils ont des critiques sur ses mécanismes et ses choix politiques. Il est intéressant, et peut-être compréhensible, que les gens s'expriment ainsi majoritairement sur le fonctionnement concret du mécanisme de l'Union européenne. La question du « oui » ou du « non » à l'Union européenne dépend de la question du « quoi de bon », ou « à quelle fin »  » de l'Union européenne.  
 
Certes, tout ce qui brille n'est pas or, mais l'action européenne joue déjà un rôle important et utile pour la prospérité de nos sociétés. La paix et la prospérité ainsi que les grands thèmes structurels tels que le maintien de la compétitivité, le changement social à une époque où les sociétés sont vieillissantes, la gestion du changement climatique, la promotion de l'innovation dans l'économie et la société, la numérisation, la sécurité et les politiques de migration et d’asile - et ce ne sont là que quelques-uns des grands défis structurels - ne pourront pas être relevés sans l'Europe.
 
Il parait évident que l'Union européenne a une valeur pratique pour les citoyens. Mais suffit-il pour la légitimité de l'UE et de son action que cette Union soit simplement utile ? Si nous pouvons trouver des réponses raisonnablement satisfaisantes au « à quelle fin » ?  Outre la question « à quelle fin », se pose celle du « pourquoi » de l'unification européenne. Y répondre nous conduit au-delà de la dimension de l'utilité. Elle nous amène dans le domaine de l'identité, des valeurs et de l'autodéfinition de nos sociétés, et donc de la légitimité qui n'est pas seulement formelle et juridique.
 
En effet, l’Union européenne se conçoit comme une union des valeurs, comme un choix civilisationnel. L'article 2 du traité de Lisbonne définit plus précisément :
« Les valeurs sur lesquelles l'Union est fondée sont le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l'égalité, l'État de droit et le respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes. »
 
Concevoir l'unification européenne comme un ensemble de valeurs a des conséquences plus larges que de fournir de la matière à des discours du dimanche. L'article 3 est déjà très concret : 
 « (1) L'objectif de l'Union est de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples. »
 
La procédure dite de l'article 7 - une procédure qui n'est pas seulement connue du grand public en raison de l'affaire hongroise - permet de prendre des mesures allant jusqu'à la déchéance des droits de membre contre un État membre en cas de violation grave des valeurs de l'Union. Et l'article 6 n'engage pas seulement l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme, dont les dispositions deviennent ainsi justiciables dans toute l'Union, mais confère également à la Charte européenne des droits fondamentaux de l'année 2000 la force de loi du droit primaire dans toute l'UE, c'est-à-dire un statut quasi constitutionnel.
 
Dans ce contexte, je voudrais faire référence á l'appel commun des Eglises chrétiennes en Allemagne pour les élections européennes du 6 au 9 mai dernier.  Dans cet appel, la présidente en exercice du Conseil de l'Eglise protestante en Allemagne (EKD), le président de la Conférence épiscopale allemande, et le président de la Communauté de travail des Eglises chrétiennes en Allemagne (ACK) soulignent : 
« L'UE se fonde sur des valeurs et des principes que le christianisme a contribué à forger et à promouvoir. En tant qu'églises chrétiennes, nous demandons et nous nous engageons pour une UE qui reconnaît la dignité inaliénable et égale de tous les êtres humains. La protection de cette dignité passe par l'engagement en faveur de la liberté, de la démocratie, de l'égalité des droits, de l'État de droit et du respect des droits de l'homme ». 
 
Une Union européenne qui garantit la paix entre ses États membres, qui a contribué à la réconciliation entre les peuples de notre continent, qui est fondée sur le droit et la justice et qui ne se contente pas de promettre à ses citoyens la liberté, la solidarité et la non-discrimination, mais qui prévoit également des mécanismes politiques, juridiques, administratifs et financiers pour protéger ces valeurs dans la pratique quotidienne - une Union européenne qui respecte la religion et les convictions - une telle Union européenne n'est-elle pas très proche de valeurs profondément chrétiennes ? Des valeurs telles que le pardon et la réconciliation, la paix, l'amour du prochain et la solidarité, la justice et le respect de la dignité humaine ?
 
Une politique européenne pour la protection mondiale de la dignité de tous les êtres humains est indispensable - dans le domaine de la fuite, de la migration et de l'asile, dans l'engagement pour la préservation de la création ou pour la protection du climat ainsi que dans la perspective des chaînes d'approvisionnement mondiales, du soutien aux pays en développement et tout particulièrement pour l'idée européenne de paix. Face à ces défis et à d'autres, l'UE doit être forte et unie.
 
Cette analyse des motivations et des sources de légitimité de la construction européenne révèle toutefois aussi où ses ennemies peuvent trouvent des points d’attaque prometteurs :
 
Les valeurs : L’Union européenne se voit critiquée, voire attaquée à la fois par l’extrême droite actuellement croissante presque un peu partout en Europe et dans le monde, mais aussi par l’extrême gauche soit pour ses valeurs : soit pour la perception du non-respect de ses valeurs dans la pratique politique quotidienne, soit pour la perception que certaines valeurs ou leur interprétation actuelle seraient imposées aux sociétés des états membres. Ce qui rend intrinsèquement vulnérable l’UE dans se contexte est le fait qu’elle ne peut fonctionner que comme une géante machine de compromis. Or, les compromis trouvés doivent être discutés et expliqués au grand publique ce qui représente un défi majeur dans une Europe qui est aussi séparée par son multilinguisme – malgré l’actuelle domination de l’anglais comme langue véhiculaire –, par les cultures de débat assez différenciées  et les paysages médiatiques qui se diffèrent d’un pays européen à l’autre.
 
L’utilité de l’Union : « The proof of the pudding is in the eating » dit-on en langue anglaise – la preuve du pudding c’est qu’il se mange : Les citoyens veulent voire que l’UE leur est utile. Sa légitimité en dépend. Depuis les années 1950 l’UE émergente a contribué à donner aux européens ce qu’ils réclamaient le plus depuis ce malstrom tout engouffrant qu’était la 2nde guerre mondiale : la paix, la prospérité, et la perspective du bien-être. En dépit des guerres dans la Balkans occidentaux il y a trois décennies et nonobstant l’agression russe contre l’Ukraine le maintien de la paix aujourd’hui semble moins prioritaire aux européens (ou moins est attendu de l’Union européenne à cet égard) que voici 70 ans. 
La prospérité y est, mais nous sentons tous les très importants risques et dangers structurels auxquels nous sommes confrontés à l’heure actuelle pour la conserver : le manque d’innovation, les déficits de compétitivité de certaines de nos anciennes industries clés, le vieillissement de la société, l’explosion des dépenses sociales et de la dette publique, la précarité, le manque de cohésion dans la sociéte, et aussi entre les Etats membres de l’UE … En même temps, de nouveaux défis surgissent pour lesquels l’Union européenne ne semble pas encore avoir trouvé des solutions efficaces et durables : la migration illégale, une perception de perte de contrôle en matière de sécurité générale et du contrôle des frontières, un sentiment que notre mode de vie serait menacé par les profonds changements structurels dans la société – souvent des développements dont les causes sont soit correctement, soit à tort attribuées à l’action, ou l’absence d’une action, au niveau européen. 
Dans cette situation d’incertitude croissante, pour beaucoup, et non seulement les populistes nationalistes, le bon vieux Etat national – comme peut-être nous le considérons avec une dose de nostalgie complètement ahistorique – semble représenter la promesse d’un monde intact. Un modèle qui pour certains parait plus facile, plus sûr et plus compréhensible qu’une Union européenne souvent mal comprise, distante et de laquelle nos responsables politiques nationales adorent raconter tous le maux réels ou imaginés. 
 
L’Europe, est-elle toujours la promesse du progrès et de l’avenir pour nous, les citoyens, et nos états ?  Je suis convaincu qu’aussi pour les jeunes générations l’intégration européenne sera la voie vers une avenir pacifique et prospère. Elle est la bonne leçon que nous tirons de notre histoire. Y aurait-t-il vraiment un modèle qui nous convainc plus ? La Chine ? La Russie ? L’Inde ? Les Etats unis certes libre et dynamiques, mais sans les notions de la justice ,et du filet, sociale? Or, il faut 
 
  • Que l’Union européenne serve tangiblement et visiblement les citoyens, qu’elle soit plus inclusive, qu’elle s’explique et qu’elle montre plus de respect pour les traditions et sentiments nationaux et régionaux,
  • qu’elle soit crédible et ouverte en ce qui concerne la définition, l’interprétation, l’application et la défense des ses valeurs, et plus inclusive et respectueuse des traditions nationales, et
  • qu’elle fasse plus pour se doter d’une véritable base populaire, avec des partis politiques, des organisations sociales et des médias plus transnationaux et européens, qu’elle soit plus lisible pour les citoyens et leur donne plus de possibilités de participation.
 
L’expérience du BREXIT n’a résolu aucun problème pour la Grande Bretagne ; il en a créé beaucoup de nouveaux qui n’existaient pas avant. Tirons-en les bons leçons ! L’Europe – cette Europe de nos valeurs, de notre paix, de notre prospérité - n’existe pas comme ça, elle se crée, elle se vit, elle se développe et elle se défend tous les jours de nouveau. Par nous.