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Olivier Roy

Orientaliste et politologue, France
 biographie
La diversité dans la société n’est évidemment pas uniquement celle qui différencie chaque individu d’un autre individu. C’est une diversité de catégories : un ou plusieurs marqueurs caractérisent et différencient des groupes d’êtres humains. Ces marqueurs peuvent relever de la classe sociale, de la race, de la langue, de l’appartenance religieuse, du genre, du statut juridique etc… Ils peuvent être imposés, assumés ou choisis.
 
Toute société définit ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est, et donc la diversité qui est gérable et acceptée et, au contraire, la différence qui exclut l’autre. L’apartheid est une ligne de partage radicale et bien connue : la race exclut. La société athénienne, quant à elle, faisait de la citoyenneté une barrière presque infranchissable. 
 
Pour éviter ce type d’exclusion, on peut définir la diversité de groupes en termes de complémentarité : par exemple le genre ou la question sociale. La complémentarité intègre les femmes dans la société, mais à la place où la loi et la coutume les maintiennent : beaucoup de sociétés européennes au XIX ème avaient des lois strictes sur l’habillement genrée : un homme ne pouvait s’habiller en femme dans l’espace public et inversement (la liste des exceptions autorisées confirme l’ordre et ne le met pas en question). La question sociale a été aussi souvent gérée en termes de complémentarité. Titus Livius relate, dans son Histoire de Rome, l’apologue des « membres et de l’estomac » prononcé par le consul Ménénius Agrippa lorsque la plèbe  a voulu faire sécession  en se retirant sur le Mont Aventin. Le Consul compare la société avec le corps humain : les parties sont différentes, elles remplissent chacune des tâches plus ou moins nobles et sont donc inégales, mais seule leur coopération assure la survie du corps physique ou social. La complémentarité l’emporte sur la conflictualité. C’est une approche que l’on retrouvera tant dans la sociale- démocratie que dans la doctrine sociale de l’Église. (A l’inverse a théorie de la lutte des classes affirme l’impossible compromis entre bourgeoisie et prolétariat, entre la plèbe et le patriciat. La diversité n’est pensable qu’en termes d’individus mais pas de classe). 
 
Mais cette vision en termes de complémentarité pose le problème de l’égalité. Un ouvrier et un patron sont-ils égaux ? La femme est-elle l’égale de son mari ? Une réponse est la démocratie politique, où l’on définit un citoyen abstrait, censé voter « dans le silence des passions », c’est-à-dire indépendamment des déterminismes sociaux. La démocratie abstraite est parfaitement compatible avec une différenciation radicale de la société : la société athénienne, la société américaine des États du sud étaient démocratiques et en même temps esclavagistes. La démocratie européenne s’est longtemps accommodée de l’exclusion des femmes de la citoyenneté. Un groupe se réserve la démocratie. Celle-ci n’est donc pas un universel en soi. Prôner l’extension de la démocratie comme seul moyen d’assurer à la fois le lien social et l’affirmation de la diversité ne suffit pas. La démocratie apparait trop souvent comme une simple technique qui, par le jeu de l’élection, permettrait de faire vivre une société à la fois homogène et diverse. Le contrat social est une abstraction, sans doute nécessaire, mais insuffisante.
 
Car l’idée même de société suppose bien plus qu’un contrat entre ses membres : elle suppose un imaginaire partagé, bien au-delà d’ailleurs qu’un partage de « valeurs communes ». La république française est un bon exemple de ce mythe : à partir de la Révolution française jusqu’à l’interdiction du voile dans les écoles, il n’y a jamais eu de système de valeurs partagées dans la société française. Le conflit entre la République et l’Eglise catholique n’était pas seulement un conflit politique, il opposait bien des valeurs différentes et en particulier une conception différente de l’universalité. La loi de 1905 sur la laïcité, qui a entériné la victoire politique de la laïcité, a néanmoins défini cette dernière comme un compromis fondé sur la liberté religieuse sous le regard de l’Etat républicain. Si la République s’est bien construit son imaginaire (citoyenneté et patriotisme), elle a organisé l’espace où d’autres imaginaires (en particulier religieux) pouvaient se déployer
 
Les limites du modèle démocratique occidental moderne est que cette démocratie abstraite ignorait les clivages sociaux, religieux, culturels ou genrés. La lutte s’est donc déplacée d’une demande d’universalité, dans la logique de l’universalisme des Lumières, vers la défense d’une démocratie plus inclusive qui donnerait des droits réels à des minorités ignorées ou méprisées. On a donc eu deux séquences différentes de la gestion de la diversité : d’abord on al rejette au profit d’un universalisme abstrait, ensuite on la valorise pour en faire quasiment une valeur de tolérance. En ce sens le combat anti raciste et la lutte des féministes historiques de la fin du XIX ème aux années 1960 s’inspirent du modèle des Lumières: obtenir l’égalité, c’est-à-dire la non prise en compte de la diversité : interdiction de la discrimination raciale, et exigence de l’abrogation des lois et règlements pénalisant les femmes (droit à l’avortement, égalité juridique dans le cadre du mariage). En ce sens on pourrait dire que l’extension de la démocratie permettrait de combiner égalité, universalisme (les droits humains valent pour tous) et diversité.
 
Et pourtant à partir de ces années 1960, -point culminant de la progression des droits fondés sur une égalité universaliste-, une autre forme de contestation est apparue, privilégiant l’identité plutôt que l’égalité. Plutôt que de demander l’égalité des personnes, on défend les minorités en tant qu’elles sont différentes. C’est un féminisme qui ne nie plus la différence sexuelle (« on ne nait pas femme on le devient » disait Simone de Beauvoir) mais demande au contraire que la féminité soit reconnue dans sa spécificité. C’est la demande de multi culturalisme c’est-à-dire de reconnaître un groupe en tant qu’il est différent, y compris dans ses valeurs. Les années 1980 à 2000 voient donc se développer un mouvement de défense et promotion des minorités, en tant qu’elles sont diverses et différentes. Ce qui apparaissait comme un système de valeurs universelles est désormais perçu à gauche comme une nouvelle forme de domination (par le mâle blanc occidental), et à droite comme la négation de la spécificité (et de la supériorité) de la civilisation occidentale. S’ensuit un paradoxe que l’on a souvent vu dans les rassemblements progressistes : à côté d’un stand défendant la cause kurde ou bretonne, on en trouvait un autre défendant la cause féministe, la cause des musulmans ou le droit des homosexuels (je me réfère par exemple au parvis de l’université de Berkeley), alors qu’il est évidemment difficile de poser un signe de convergence entre ces mouvements (peut-on parler des femmes comme minorité ? Comment une minorité religieuse peut-elle faire sienne les revendications d’une minorité sexuelle ? ). Cet emboitement des minorités a donné lieu à des frictions (sur la liberté sexuelle en particulier) et à la multiplication des sous-groupes (par exemple « gay muslims » ou bien aux États-Unis, le glissement de « blacks » à « descendants d’esclaves », pour ne pas inclure les nouveaux migrants africains ou haïtiens dans la catégorie « african american »). De même dans la catégorie genre, on voit émerger des sous groupes : LGBT++.
 
Le débat sur diversité et universalisme est donc aujourd’hui le plus souvent centré sur cette question de la gestion des minorités, lesquelles se définissent de plus en plus comme des communautés de choix (je choisis mon genre, voire ma race).
 
Ce qui pose un problème: que reste-t-il de l’universalisme, sinon un vague principe de tolérance, parfaitement compatible avec une indifférence à l’autre ? 
 
La question est d’autant plus pressante que la conception de ce qu’est une minorité s’oriente de plus en plus vers la référence à des marqueurs identitaires qui ne se partagent pas, plutôt qu’à des valeurs spécifiques, qui peuvent, elles, être débattues et partagées. Prenons par exemple la question religieuse : on ne débat plus d’éthique, ni même de théologie, mais d’identité : choix des vêtements, prescriptions alimentaires, usage de symboles (qu’on demande à protéger des autres en exigeant de bannir le blasphème). L’objection de conscience (la défense de son intégrité religieuse personnelle) devient plus importante que la solidarité avec les autres.
 
La référence à l’identité tend à se fragmenter dans une quête individuelle  et non dans la recherche d’un nouveau collectif.
 
 
 
Prenons deux domaines apparemment sans rapport : l’abaya (ou le voile) et le genre. Dans les deux cas la personne défend son choix comme un choix personnel, une construction de soi et réfute le respect d’une norme (religieuse  ou biologique). On passe en somme d’une revendication collective à une affirmation individuelle. « C’est mon choix » est le mot d’ordre aujourd’hui. Une chose intéressante dans les lycées et universités en France : la tolérance des jeunes s’étend, mais pas tant comme reconnaissance de l’autre que comme indifférence à l’autre : chacun fait ce qu’il veut. L’individualisation de la différence n’est pas vraiment une quête de l’universalisme.
 
Et pourtant, cette individualisation va de pair avec l’universalisme mise en œuvre  par le néo-libéralisme. Ce dernier veut rompre avec l’imaginaire capitaliste des classes sociales, c’est-à-dire des communautés relativement unies et transmises ; le néo libéralisme voit désormais dans toute personne un entrepreneur individuel responsable de son propre destin, ce qui va très bien avec la culture de l’individualisme hédonique issue des années 1960. Nous avons bien ici une forme d’individualisme universaliste qui nie toute solidarité collective.
 
Comment alors retrouver un universalisme qui fasse aussi « communauté » ? Malheureusement la tendance est aujourd’hui aux « communautés de repli », du vivre entre soi, du safe space, pas forcément hostile à l’autre mais auto centrée et égoïste.
 
Il faut donc bien œuvrer à reconstruire un lien social où l’on puisse partager non pas forcément les mêmes croyances, pas toujours les mêmes valeurs, mais un imaginaire de fraternité commune. Et c’est cela qui manque aujourd’hui.