Depuis près de trois ans, depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, la guerre s'est immiscée dans les foyers européens. Au premier choc immédiat, aux premiers "cris de paix", ont succédé la résignation, le détachement, l'indifférence. Il faut le dire : nous sommes entrés dans une nouvelle époque historique, dominée par des régimes de guerre. Et cela a des conséquences non seulement sur le panorama géopolitique, mais aussi sur notre perception des autres et de nous-mêmes, et sur notre propre humanité.
Le récit médiatique et les reportages sur le front nous ont peu à peu habitués à croire qu'il est inévitable de recourir à la violence militaire, c’est-à-dire à la violation du corps d'autrui, pour résoudre un conflit, y compris au XXIe siècle. Mais il y a pire : la rhétorique déshumanisante de la guerre nous a poussés à considérer normale la mort des autres, par dizaines, centaines, milliers. Notre imagination est désormais piégée. Chaque jour, les informations font allusion aux pertes humaines ; chaque jour "on meurt" dans une neutralité indifférente, et c'est, au fond, comme si personne n'était mort. Nous en sommes presque venus à juger évidente la mort de populations entières, vues non comme des victimes nécessitant une protection, mais comme des menaces existentielles.
Quand aujourd'hui on parle de "vie", on ne peut ignorer ce tournant historique imposé par la logique de guerre, un tournant qui accélère et accentue une tendance qui existait auparavant. Comme dans un mauvais film, nous avons assisté, froids et imperturbables, à d'innombrables pertes, à des vies brisées de migrants engloutis par la mer, d’innocents torturés dans des camps, de femmes et d’enfants qu’on a laissés mourir dans les déserts, de personnes âgées piétinées comme des déchets. S'est imposée ainsi une vision ignominieuse et superficielle de la vie. Il y a en effet ces autres dont les vies nous apparaissent si superflues qu'elles sont déjà vouées à la perte. Si elles devaient succomber, elles ne mériteraient pas notre deuil. Nous ne les pleurons pas, nous ne versons pas une larme, nous n'éprouvons plus même un fugace frisson de tristesse. Nous changeons de chaîne, nous éteignons l'écran. Certains éprouvent même une certaine satisfaction de voir disparaître cette menace qui aurait contaminé et gâché notre confort. Après tout, "elles l'ont bien cherché".
Le régime de guerre dans lequel nous sommes entrés n'a pas seulement encouragé tout cela, mais en a aussi fourni un nouveau cadre interprétatif. C'est là que se trouve le tournant : dans la légitimation politique. On justifie désormais la séparation entre vies dignes d’être vécues et vies même pas dignes d’être pleurées. De la même manière que l'on justifie la frontière entre vies à protéger et vies à abandonner et bannir. On parle de murs – mais le véritable grand mur réside dans cet écart, dans cette séparation abyssale, dans le gouffre désormais creusé entre les vies qui se conforment à la norme occidentale de l'humain et les autres vies, si étrangères qu'elles sont stigmatisées comme superflues, autrement dit comme non-humanité.
Je ne souhaite pas m'attarder sur ce sujet, sur lequel j'ai déjà insisté de nombreuses fois, mais je tiens plutôt à soulever la question : qu'est-ce qu'une vie même pas digne d’être pleurée ? Existerait-il vraiment quelque chose de tel ? Une vie dont la perte n'aurait pas d'importance ? La valeur de la vie émerge précisément ici. C'est pourquoi nous devons être conscients que la question elle-même est en soi une aberration. Et pourtant, les temps actuels nous obligent à la poser. Car c'est précisément ce qui se passe. Une dérive sans précédent, qui menace — voilà une vraie menace — de déstabiliser non seulement nos valeurs religieuses, éthiques, politiques, mais notre propre coexistence. Si l'on acceptait l'idée d'une vie non digne de deuil, le lien humain serait brisé. C'est ici que passe la division entre humanité primaire et secondaire, digne et indigne.
À cette question répondront – et répondent déjà – la philosophie, la théologie, les sciences. Mais entre-temps, que pouvons-nous faire ? D'autant plus que ces vies jugées "superflues" ne sont pas seulement là-bas, mais aussi ici parmi nous. Je pourrais donner d'innombrables exemples, cruels, répugnants, glaçants – qui, au lieu de susciter l'indignation, sont revendiqués. Le défi le plus urgent pour chacun de nous est de résister – résister à la fois en critiquant le cadre interprétatif, la logique guerrière au sens large, et en éprouvant au contraire profondément le sentiment de deuil, de chagrin, pour chaque vie qui se perd. C'est cela aussi, et précisément cela, résister.
Il ne s'agit pas d'un angélisme naïf. Dans un avenir très proche, la vie non digne de deuil, celle qui est sacrifiable, pourrait devenir la nôtre. Nous aussi, malgré tout, nous sommes exposés, nous aussi nous sommes vulnérables. Mais la vulnérabilité, loin d'être une privation, est une ressource qui sous-tend le lien réciproque. À partir du sentiment de la perte pour la vie d'autrui, du deuil collectif pour les nombreuses guerres, nous pouvons imaginer la paix en dessinant une nouvelle politique de la vulnérabilité.