Je suis très heureux d’ouvrir cette rencontre intitulée Orient – Occident : dialogues de civilisation.
Orient et Occident sont des termes évocateurs. Il n’est pas simple d’en définir les contours, bien
qu’il y ait eu des empires d’Orient et d’Occident. Leurs contours ne sont pas définissables
facilement, pourtant Orient et Occident existent : ce sont deux grandes réalités de l’histoire que
nous avons rencontrées. Elles existent dans la perception des personnes et dans la vie des peuples.
Ce sont des réalités qui ne sont pas toujours identifiables sur le plan territorial. Au point que
l’Occident dépasse l’Europe et les Amériques. L’Orient que vous représentez est peut-être l’un des
Orients, à côté de l’Inde, de la Chine, et des mondes asiatiques. L’islam est plus vaste que l’Orient
arabo-musulman. Dans l’Orient arabo-musulman, il y a aussi des chrétiens. Orient et Occident
existent. Ce sont des cultures, des civilisations, des mondes. Ils s’entrelacent, au point qu’on parle
d’un Orient interne à l’Occident, ainsi que d’une occidentalisation des pays orientaux. On pourrait
dire beaucoup concernant l’histoire, les traditions, la culture de ces deux mondes. Les
bibliothèques sont pleines d’études anciennes et récentes sur ce sujet.
Aujourd'hui, en ce lieu, sont réunis deux mondes : l’Occident européen et le monde oriental arabo-
musulman. Ils dialoguent. Il y a désormais une grande nouveauté avec laquelle Orient et Occident
doivent compter : l’affirmation d’un monde globalisé, qui a remis en question les identités
nationales, religieuses, de civilisation. Depuis plusieurs années, nous nous trouvons pris dans un
processus radical de changement qui remet tout en question, qui s’affranchit des frontières,
rediscute les identités traditionnelles. Beaucoup ont réagi de façon erronée, émotionnelle,
conflictuelle à la globalisation : ce sont des réactions typiques du dépaysement généré par
l’ouverture d’horizons globaux. Des interprétations de l’histoire sont apparues, qui voudraient
instaurer un ordre – intellectuel et politique – au présent en mouvement. Il s’agit de la théorie du
choc des civilisations, qui considérait inévitable le conflit entre l’Occident européen et le monde
oriental-musulman. Elle n’est pas seulement l’invention du professeur américain Samuel
Huntington, mais plutôt une option qui revient souvent, aussi terrible que simpliste. Cette théorie
a rencontré un franc succès dans certains milieux occidentaux, mais aussi dans une partie du
monde musulman, qui a nourri des interprétations agressive et terroriste de l’islam.
Selon cette perspective, la Méditerranée aurait dû se transformer en mer de la nouvelle guerre
froide entre l’Orient musulman et l’Occident européen : entre islam et christianisme, entre islam et
occident. En récupérant un archétype du passé, présenté comme modèle de l’avenir, en le
considérant comme une expression évidente de la nature des deux mondes, des religions et des
cultures. En définitive, un conflit de civilisation inévitable entre Occident et Orient.
Cette analyse n’est pas la nôtre ! Il convient d’éliminer de nos réflexions les équivoques qui
justifient moralement les distances, les haines et les violences. La théorie du conflit et les
politiques associées ont rempli le monde d’horreurs et de désastres. La Méditerranée, mer de
nombreuses rencontres et de nombreuses souffrances (je pense à celles des réfugiés venant de
Syrie et de nombreux pays africains), ne doit pas devenir le lieu d’une nouvelle guerre froide : non
plus l’opposition entre l’Occident et le monde communiste, mais désormais entre l’Occident et
l’islam. Aujourd'hui, les théories sont devenues aussi mise en œuvre de guerres. Voilà qui pose une
urgence : se rapprocher, parler, s’entendre dans le respect des différences.
1
Peut-être avons-nous été trop passifs à l’égard de ceux qui ont détruit des ponts, semé la terreur et
prêché la haine. Dans la perception des peuples, les distances se sont accrues. Entre Occident
européen et Orient musulman, il subsiste de nombreuses lacunes à combler. Elles sont aussi le
résultat de rapports politico-économiques qui n’ont pas investi sur le dialogue des cultures et des
civilisations. Si la langue de la culture de ne se développe pas, comment ces deux mondes
pourront-ils s’entendre ?
Le Grand Imam d’Al Azhar, Ahmed Al Tayyeb, effectue sa première visite en Europe. Il représente
la première université du monde musulman, institution dont l’autorité dépasse les frontières de
l’Egypte, comme j’ai pu le constater durant la conférence qu’il m’a invité à donner à Al Azhar. Dans
l’histoire, cette visite est la première visite en Italie d’un Grand Imam d’Al Azhar. La délégation de
représentants musulmans conduite par l’Imam Al Tayyeb montre la grande capacité de
convocation d’Al Azhar et son autorité. Pour nous, cette visite représente un signal important qui
va dans le sens d’une volonté de dialogue. Le Grand Imam, pour moi, est un ami, mais je n’ignore
pas la signification du geste qu’il accomplit aujourd'hui.
Il y a un manque de rencontre et de dialogue à combler : non seulement au niveau des élites, mais
aussi du dialogue qui permet de faire grandir la sympathie entre les peuples. On ne peut pas vivre
et travailler ensemble, sans faire grandir le capital de sympathie, qui est le moteur du dialogue
quotidien entre les personnes et de la rencontre entre civilisations. Il faut investir sur la sympathie,
sur le dialogue, sur la rencontre, sur les connexions entre cultures et civilisations.
Voilà pourquoi l’Université d’Al Azhar et la Communauté de Sant'Egidio, enracinées dans deux
mondes différents et avec des histoires différentes, ont parlé de « dialogue de civilisation ». Nous
n’avons pas choisi la ville de Florence par hasard, et je remercie Monsieur le Maire Nardella pour
son accueil cordial et engagé. Florence, avec ses monuments et son histoire, est un témoin vivant
d’une époque très créative en Occident : nous devons à l’humanisme florentin la naissance d’une
bonne partie de la culture occidentale moderne. En outre, comme ville, Florence a été en des
temps récents – je pense aux années 50 – 60 du siècle dernier – au cœur des premiers dialogues de
civilisation de la Méditerranée, lancés par le maire Giorgio La Pira (dans cette même salle
historique). Ce furent les premiers dialogues de civilisation du XXe siècle, grâce à l’intuition géniale
du maire de Florence, qui firent de la Méditerranée un lieu de paix et de rencontre. Il y a un demi-
siècle, La Pira en était convaincu : il fallait un humanisme planétaire. C’est notre conviction
aujourd'hui, dans le monde global : un humanisme, à une époque (la nôtre) caractérisée par de
nombreuses barbaries, même dans le seul espace méditerranéen.
Le dialogue exige de sortir de son monde et de rencontrer. Aujourd'hui, dans un monde difficile,
tous les univers culturels et les civilisations sont tentés par l’introversion et la fermeture : la peur
de s’aventurer sur les sentiers du monde. L’Europe, dans sa longue histoire, a connu de
nombreuses époques d’extroversion : souvent, par le passé, l’extroversion a rimé avec domination,
colonialisme, hégémonie. Une nouvelle extroversion de notre continent est-elle possible ?
Dans sa longue histoire, l’Europe a aussi été le terrain de la guerre entre européens. Toutefois,
après la seconde guerre mondiale, un processus a conduit à la naissance de l’Union Européenne,
processus qui après 1989 a connu une accélération rapide avec l’élargissement aux pays de l’Est,
anciennement communistes. Parmi les protagonistes de ce processus, un grand européen, Romano
2
Prodi, l’une des personnalités qui nous parle le mieux de notre continent et qui nous fait l’honneur
de sa présence, en témoignant la vision d’une Europe unie et ouverte à la rencontre.
L’Occident européen, l’Union européenne n’est pas seulement une réalité riche de potentialités
économiques, mais elle est aussi une sédimentation unique au monde d’archéologie et d’art (je dis
cela à Florence !), de patrimoine culturel, de ressources humaines, de culture. Son histoire possède
de profondes racines religieuses, chrétiennes, plantées sur notre continent par les apôtres qui
venaient d’Orient (la lumière de l’Orient, lux ex Oriente), développées en vingt siècles d’histoire.
Cette histoire chrétienne n’appartient pas au passé, mais au vécu récent de ces derniers siècles,
comme le montre le martyre des chrétiens dans l’Europe sous domination communiste au XXe
siècle. L’Europe a une âme religieuse et spirituelle. Cette âme religieuse la pousse à sortir et à
rencontrer : la figure d’Abraham illustre cela très bien : il partit avec foi vers une destination qu’il
ne connaissait pas.
Religion minoritaire, mais significative sur ce continent, le judaïsme y est enraciné depuis plus de
deux millénaires. Aujourd'hui, le monde religieux européen a une composante nouvelle,
représentée par les immigrés musulmans. L’Europe n’est pas aussi sécularisée qu’on l’affirme
parfois. Comment la lutte contre le régime communiste polonais aurait-il été possible sans le
soutien d’une âme religieuse, dans les années 80 du siècle dernier ?
L’Europe est aussi une histoire de quête de liberté, qui a conduit à des conflits, mais qui représente
un élément décisif pour comprendre le continent. Benedetto Croce, grand philosophe italien de la
première moitié du XXe siècle, parlait de l’histoire européenne comme d’une histoire de recherche
de la liberté. Mais face à la crise des démocraties libérales, le politologue français, Raymond Aron,
libéral convaincu, dans sa dernière leçon au Collège de France en 1978, soulignait que faute d’une
vérité commune, la liberté avait besoin d’une idée de bien commun partagé. On ne comprendrait
pas l’Occident si l’on ne comprenait pas la culture complexe et parfois contradictoire de la liberté.
Ulysse, figure du héros de la mythologie grecque, personnifie bien la recherche de la liberté.
L’âme de l’Europe la pousse à sortir et à rencontrer. Nous ne sommes pas seulement aujourd'hui
réunis en tant que religions, mais en tant que mondes culturels, civilisations dans lesquelles la
religion a joué un rôle déterminant. Nous avons parlé de dialogues de civilisation. Je crois que c’est
une occasion opportune. Le monde globalisé produit un effet d’optique trompeur : on a
l’impression que tout est plus proche, grâce à la puissance des médias, des réseaux sociaux, des
échanges, et pourtant nous nous éloignons pour notre protéger ou pour nous distinguer.
Eloignement signifie distance, incompréhension, ignorance. Les préjugés circulent et se répandent.
L’ignorance règne, bien que notre monde soit très alphabétisé. Il suffirait de faire la liste des
préjugés répandus dans le monde oriental à l’égard de l’Occident, et réciproquement, en Occident
à l’égard de l’Orient, ainsi que sur l’islam dans le monde occidental.
Orient et Occident sont différents dans leur histoire, ancienne et récente, dans leur rapport avec la
religion, dans leur histoire politique, dans la culture et l’anthropologie. Mais les différences
n’éliminent pas ce qui unit : la géographie, la proximité méditerranéenne, les échanges historiques,
les racines, les responsabilités envers l’avenir. Nous sommes destinés à nous parler intensément et
rapidement : condamnés – j’utilise ce mot – à nous parler de géographie, de proximité, des
3
provocations violentes et agressives, de la lutte contre l’ignorance, de la nécessité de construire un
monde meilleur.
Orient arabo-musulman et Occident européen sont, sous de nombreux aspects, fils d’une même
racine. Mais l’histoire est allée dans un autre sens. Orient et Occident ont grandi séparément. Me
vient à l’esprit l’histoire des fils d’Abraham, Isaac et Ismaël, que nous trouvons dans la Bible et
dans le Coran. La Sourate d’Abraham dit : « Louange à Allah, qui en dépit de ma vieillesse, m'a
donné Ismaël et Isaac. » (XIV, 39) La Bible insiste : Ismaël et Isaac, enfants d’un même père, sont
destinés à grandir loin l’un de l’autre. Tous deux sont fils d’Abraham : beaucoup les unit, toutefois
l’histoire les a séparés.
J’aime voir le dialogue entre Orient et Occident comme la rencontre entre Ismaël et Isaac, qui ont
été séparés, mais qui découvrent que beaucoup les unit : ils sentent surtout, malgré leurs
différences, le besoin de se parler et de se rencontrer.