Monsieur le Président de la République fédérale d’Allemagne,
Monsieur le Président de la République de Guinée-Bissau,
Illustres représentant des Églises et des Religions mondiales,
chers amis,
Comme il est significatif, pour des hommes et des femmes appartenant à différentes religions, inquiets pour la paix, d’être à Berlin. Dans cette ville, l'histoire ne se tait pas. Elle parle de grandes souffrances, du conflit mondial, du totalitarisme, de la Shoah, de la guerre froide.
Les déportés eux-mêmes savaient à quel point il était décisif de se rappeler de la guerre. Abram Cytryn, juif dans le terrible ghetto de Lodz, mort à Auschwitz, qui avait l'âme d'un poète, explique pourquoi il commença à écrire l'histoire de ce camp de douleur : « En vivant dans l’enfer du ghetto - dit-il - et voyant couler le sang de mes frères j'ai décidé de graver sur une feuille de papier mon témoignage… Je voudrais que le sang gicle sur cette page pour transmettre aux générations futures la mémoire de ces années cruelles ».
Le sang qui a giclé pendant ces années cruelles, la voix des témoins, ont consolidé la culture de la paix, fondée sur l'horreur de la guerre et sur la conscience du grand mal que les hommes peuvent commettre dans la guerre. Cette culture de la paix est devenue aussi, spécialement en Europe orientale, une force pacifique qui a marqué de son empreinte la violence du pouvoir.
Le temps qui s’est écoulé, la disparition des générations de la guerre et des témoins de la Shoah on porté a l'oubli de l'horreur pour la guerre. Au point de la réhabiliter comme instrument pour résoudre les conflits ou affirmer ses propres intérêts. La guerre est la négation du destin commun des peuples. C’est l’échec de la politique et de l’humanité. Elle réveille les cauchemars et les enfers de l’histoire, aujourd’hui, pires qu’autrefois, vu la puissance accrue des armes et des technologies.
Berlin cependant, révèle bien d’autres significations. Capitale rénovée de la République Fédérale, elle témoigne des grandes conquêtes de la liberté : la réunification de l’Allemagne, la fin de la division du monde en blocs, la solidarité et la valeur de la démocratie, l'accueil à des personnes venant d’ailleurs. Ici, l'héritage de la guerre après 1945, si difficile pour cette ville, a continué pendant un demi-siècle presque. Effacé- je le souligne –non pas par une autre guerre, mais par un mouvement, l’élan pacifique des gens (Qui se sont sacrifiés eux-mêmes), diplomatie, dialogue, audace. l'audace de 1989 !
En quelque sorte, 1989 en Europe, a renversé le paradigme de 1789, selon lequel une vraie révolution se fait toujours au moyen de la violence. Berlin raconte comment on peut faire tomber le Mur les mains nues et faire renaître une ville libre et unie. Après 1989, une génération a espéré un monde plus uni, pacifique, démocratique. Mais quelque chose n’a pas pris la tournure espérée, sous l’emprise, peut être, du processus de la globalisation économique.
La globalisation des marchés n’est pas allée de pair avec la mondialisation de la paix, de la démocratie, de l’esprit. Des tensions, des oppositions, des fractures, ont réagi au monde global. Je n’analyserai pas les trente années qui se écoulées. Mais la situation internationale actuelle est loin des espoirs suscités par la chute du Mur. Marquée plutôt, par de nouveaux murs et d’âpres conflits et par la culture du mur et du conflit à travers le monde.
Nous connaissons bien le monde contemporain. Nous ne manquons pas d’informations, au contraire. Cependant – comme le dit le philosophe coréen, Byung-Chul Han, « Les informations à elles seules n’expliquent pas le monde ». Il n’est pas facile de comprendre et d’agir. Il y a besoin de connaître, la souffrance aussi. Nous entendons le cri de millions de femmes et d’hommes qui souffrent à cause de la guerre, à cause des crises qu’elle a provoquées, à cause du désastre écologique, à cause de l’abandon auquel ils sont condamnés. Ces cris expliquent la déchirure de notre monde.
On ne réussit pas à libérer l’humanité de la guerre: en Ukraine, en Afrique et dans beaucoup d’autres parties du monde. Les guerres, les crises violentes augmentent. Au bout du compte, dans l’illusion de réagir ou agir, nous sommes prisonniers, sans le dire. Au moyen de puissants armements et des technologies de guerre, les conflits souvent s’éternisent, sans issue, sans même la victoire d’une faction. Elles durent, alors qu’elles déchirent les peuples, les vies et des pays entiers. Les réfugiés se déversent partout dans le monde, exposés à des souffrances indicibles.
Voilà des pays puissants, des responsables des gouvernements, des colosses économiques, impuissants devant la scène mondiale ou subjugués par une logique que d’autres ont déclenchée en faisant recours sans pudeur à l’agression. Les guerres sont comme des incendies : il y en a qui les provoquent de manière irresponsable et finalement plus personne ne les maîtrisent car ils s’embrasent d’eux-mêmes en finissant par réduire en cendres les agresseurs et les agressés ainsi que des pays tiers.
Ce n’est pas un romantisme pacifiste qui inspire mes paroles mais l’expérience historique des conflits du siècle dernier et du nôtre ainsi que la connaissance des blessures des peuples, l’accueil des réfugiés, les vrais témoins et ambassadeurs de la douleur de la guerre.
Nous, femmes et hommes de religion, nous cheminons depuis des années sur la difficile ligne de crête qui sépare la guerre des espoirs de paix. Nos premiers pas ont foulé la ville d’Assise, au temps de la guerre froide, en 1986, lorsque Jean-Paul convia les religions afin qu’elles prient pour la paix. Le 1erseptembre 1989, cinquante ans après le début de la seconde guerre mondiale, nous étions à Varsovie, alors que le Mur semblait tenir encore, pour proclamer ensemble, en tant que croyants de l'Est, de l'Ouest et du Sud : War never again! Plus jamais une guerre pareille ! Assez avec les conséquences de la guerre mondiale !
Année après année, nous avons suivi les conflits, cherché les chemins de la paix ( que nous sommes parvenus à trouver dans certains pays), travaillé pour la culture du dialogue et de la rencontre, conscients que la paix est au cœur des grandes traditions religieuses. S'adressant l'année dernière aux chefs religieux réunis à Rome dans l'esprit d'Assise, le pape François a dit : "Ici, la voix des sans-voix trouve une écoute; ici, l’espoir des petits et des pauvres est fondé: en Dieu, dont le nom est Paix." Les religions ne peuvent qu'écouter la voix des sans-voix et devenir leur voix.
L'histoire des religions n'a pas toujours été l'expression de cette paix, et pourtant, ces dernières années, de grandes figures spirituelles, des hommes et femmes de dialogue, des médiateurs audacieux et patients, des sages, nous ont accompagnés. Nous n'avons cessé, chaque année, de nous donner rendez-vous, de ville en ville, pour invoquer la paix, revêtus de la diversité de nos traditions religieuses, pour éviter que le rêve de la paix ne soit enseveli. Il ne l'est pas, car il vit au plus profond de l'être humain, au plus profond de la foi des croyants et des désirs des désespérés.
Je remercie ceux qui se joignent aujourd'hui à cette rencontre de dialogue, de paix et de prière. Nos visions ne doivent pas nécessairement coïncider, pas plus que nos lectures de la réalité complexe de notre temps : là n’est pas l’enjeu ! Mais il y a un point décisif, exprimé dans le titre de notre rencontre, l'audace de la paix. Dans la situation difficile que nous traversons, la prudence, bien que nécessaire, ne suffit plus, ni le réalisme ou la loyauté, bien que décisifs : ce qu'il faut, c'est l'audace, qui nous permet de franchir le mur de l’impossible devant lequel nos pas se sont figés.
Un profond connaisseur des Ecritures, Walter Brueggemann, écrit : « face à la guerre, nous avons du mal à croire à la possibilité de la renaissance de la réalité. L'avenir a le visage fatigué, atroce, une réplique du passé ».
L'audace de la paix, c'est croire qu'une résolution alternative existe. Qu'il faut investir davantage dans le dialogue et la diplomatie, dans la rencontre pour des solutions justes et pacifiques. Parler de paix, ne veut pas dire faire preuve d'intelligence avec l'agresseur ou brader la liberté des autres, mais c'est avoir une conscience profonde et réaliste que la guerre est le mal des peuples. L’audace de la paix, consiste à se laisser guider par de nouvelles visions et à ne pas se résigner devant la réalité déjà tracée. L'audace de la paix, pour nous croyants, c'est l'invocation de la paix et la confiance en Dieu qui a des desseins de paix qui guident les pas de l'histoire.
Václav Havel, un homme qui a conduit son pays vers la liberté, disait « la politique ne doit pas être seulement l'art du possible, c’est-à-dire l’art des spéculations, des calculs, des intrigues, des accords secrets et des manœuvres utilitaristes, mais elle doit plutôt être l'art de l'impossible, c'est-à-dire l’art de devenir meilleurs et de rendre le monde meilleur ».
Les ressources spirituelles, les ressources de l'humanisme, le partage de la douleur de ceux et celles qui endurent la guerre, donnent le jour à l'audace pour une paix vraie, juste, qui ne peut plus être niée à trop de peuples.